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novembre 08, 2015

Dossier CHINE - Économie

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.





Mise en perspective du ralentissement de la croissance économique chinoise
 

LES TURBULENCES des marchés boursiers chinois, une litanie d’indices d’activité mal orientés, l’annonce d’une croissance réelle de 6.9 % au cours de l’été et les hésitations de la politique économique, dont témoignent le changement du fixing du RMB accompagné d’une dévaluation surprise mal expliquée par les autorités, sont autant de signaux des difficultés de la Chine, au-delà des intentions affichées par ses dirigeants, à concevoir et à mettre en œuvre les nouvelles réformes nécessaires à l’émergence d’un nouveau régime de croissance. La période prolongée de croissance soutenue de la Chine entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 ne devrait pas occulter le fait que l’économie a connu dans le passé des fluctuations marquées, scandées par les vagues de réformes successives mises en œuvre par le pouvoir. Les réformes « à la chinoise » sont centrées sur la recherche d’un point d’équilibre mouvant dans les rapports entre le Parti et la société, entre le contrôle social et la croissance, entre la réglementation et le marché, entre la règle de droit et l’arbitraire politico- administratif. Dans le passé, les réformes ont exercé des effets stimulants sur la croissance mais ceux-ci se sont épuisés progressivement en butant sur les distorsions et les dysfonctionnements inhérents à leur incomplétude. 

L’essor de l’économie chinoise depuis la fin de la période maoïste a été scandé par les vagues de réformes successives mises en œuvre par le pouvoir 

Entre 1978 et 2014, l’économie chinoise a cru, en monnaie constante, au rythme de 9.8 % l’an. La population est passée de 943,5 millions de personnes à 1,364 milliards ; le pays s’est urbanisé : la population rurale a reculé de 82 % du total à 45 %, près d’un quart de la population urbaine vit dans des agglomérations comptant plus d’un million d’habitants ; il s’est industrialisé - la part de l’emploi industriel a progressé de 18 % en 1981 à près de 30 % en 2011 ; et il a récemment commencé à se tertiariser – la part des services dans l’emploi total dépasse 35 % en 2011 contre 13 % en 1981. Le pays s’est massivement enrichi : le Pib en volume a été multiplié par 28 et le poids de l’économie chinoise, mesurée en USD courants (respectivement en PPA courante), est passé de moins de 2.5 % (2.3 %) du Pib mondial à près de 13.5 % (près de 17 %) et de 3 % du PIB américain (en parité de pouvoir d’achat) à 25 %. Le revenu par habitant a progressé de 8.7 % par an en moyenne depuis 1977, soit une multiplication par 15. En USD courants (resp., en PPA courante), il représente désormais 14 % (24 %) du revenu par tête américain et 17 % (32 %) du revenu français. Le niveau de vie moyen en Chine est égal à celui de la Corée du sud vers 1990. Les plus riches des Chinois ont un revenu comparable à celui des plus riches Américains, si les plus pauvres des Chinois ont des revenus alignés sur ceux des Indiens les plus pauvres [1]. 

La croissance chinoise n’a pas été exempte de fluctuations : la succession des réformes a imprimé des cycles propres et marqués à l’économie, reflets de ruptures de la tendance [2] plus que d’oscillations conjoncturelles autour d’une tendance

Les premières réformes, impulsées sous la direction de Deng Xiaoping, ont libéré la paysannerie du carcan de la propriété collective. Elles ont libéré la majorité des prix (à l’exception des prix de l’énergie et des taux d’intérêt), élargi les domaines ouverts à l’entreprise privée, stimulant les initiatives des élites locales et favorisant les investissements étrangers et les apports technologiques, redessiné les frontières entre les entreprises publiques et les entreprises privées, redéfini les relations entre les entreprises publiques et les pouvoirs publics centraux ou locaux, de même que le partage des tâches et des ressources entre Pékin et les autorités locales, provinces, districts, villes, etc. Progressives et jusqu’ici orientées dans un sens libéral, les réformes ultérieures, à partir des années 1990, ont été menées de manière prudente (et souvent testées à petite échelle avant d’être généralisées). Elles ont organisé un retrait de l’Etat central et des collectivités locales des industries « aval », une large libération des prix, la restructuration oligopolistique des grandes entreprises publiques repliées sur « l’amont » industriel accompagnés d’une réorganisation budgétaire centralisant les ressources fiscales, de la création en 1994 d’une banque centrale dotée de la responsabilité de la politique monétaire (mais pas indépendante), de la privatisation des droits d’usage sur le sol urbain en 1998, de l’ouverture aux capitaux et aux techniques étrangers et de l’ouverture de l’industrie à la concurrence internationale avec l’entrée dans l’OMC. 

Par rapport à celles réalisées dans d’autres pays de la transition, les réformes chinoises sont restées partielles 

Les réformes ont profondément transformé les structures et le fonctionnement de l’économie chinoise. Elles l’ont dotée d’un secteur privé bourgeonnant, dynamique et innovant, devenu le vecteur principal de l’activité du pays et le principal agent de la modernisation[3], des gains de productivité, de la création d’emplois urbains et de l’exportation. Les réformes chinoises ont une particularité fondamentale, qui les distingue des réformes apparemment semblables mises en œuvre dans d’autres pays développés et émergents : elles visent la prospérité du pays comme un moyen pour une fin, à savoir garantir la souveraineté du Parti Communiste Chinois (PCC) sur la société en même temps que sur ses propres cadres. Vis-à-vis de la première, l’enjeu est de conjurer tout risque de révolte en tenant la population à distance du pouvoir, en lui procurant un niveau de vie et des perspectives de bien-être en croissance, gage de paix sociale et de consentement à l’hégémonie du parti, tout en l’assujettissant par tous les moyens de l’autoritarisme policier, des plus archaïques aux plus modernes. Vis-à-vis des seconds, les cadres du parti, l’enjeu est de maintenir la discipline tout en leur procurant des privilèges et des opportunités d’enrichissement personnel et familial, gage de loyauté de l’élite du parti et de l’unité de ce dernier. Le PCC a conservé de puissants moyens de contrôle de l’économie. Il maintient une présence (cf. cellules d’entreprises) et une capacité d’influence incontournables dans les entreprises chinoises, qu’elles soient publiques, privées ou multinationales, une capacité redoublée par la pratique généralisée du sponsoring (guanxi) et la corruption :

 “You don’t become successful in China as a purely private entity, you need a powerful connection”, écrivait récemment The Economist, citant Kent Kedl, Directeur exécutif pour la Grande Chine et l’Asie du Nord de la firme de conseil Control Risks [4]. 

L’Etat conserve de vastes prérogatives réglementaires, dont l’application est rendue arbitraire par l’absence d’une justice indépendante. La réglementation des marchés de biens et services reste, selon l’Ocde, parmi les plus restrictives du monde et elle n’a été que modérément assouplie au cours des dernières années. Elle est même plus restrictive pour les entreprises chinoises, auxquelles restent inaccessibles plus de secteurs d’activité qu’aux entreprises étrangères. De manière cruciale, les prix des facteurs de production sont demeurés sous administration étatique. La terre, agricole et rurale, est propriété publique, de l’Etat s’agissant des terrains urbains et des ressources naturelles, et des collectivités, s’agissant des terrains ruraux et périurbains. Les personnes privées n’accèdent qu’à des droits d’usage de longue durée sur le sol (mais peuvent posséder les bâtiments). L’appropriation publique facilite et réduit le coût des évictions et fluidifie la réallocation des terrains. Elle est source d’abus particulièrement criants, notamment dans les zones périurbaines. La liberté de mouvement du travail est entravée par le système du Hukou, sorte de passeport intérieur, qui prive les migrants ruraux des droits et prestations des natifs. Le système a engendré une armée de réserve de migrants dans les grandes villes. Il a contribué à atténuer les pressions de l’industrialisation sur les marchés du travail urbain. La fermeture du compte de capital, même imparfaite, et le contrôle administratif des marchés financiers ont permis de canaliser l’épargne, de préserver une immense base de dépôts stable dans les banques en limitant le développement de placements financiers alternatifs, et d’établir des conditions financières favorables aux entreprises et à l’investissement : des taux d’intérêt très inférieurs à la croissance du Pib (et à la rémunération de l’épargne liquide des ménages) et un taux de change sous-évalué ont pu être maintenus sur la longue durée. Les réformes ont enfin solidement installé les entreprises publiques ( State Owned Entreprises, SOE sur les hauteurs commanding heights ) de l’économie chinoise [5]. Celles-ci, réduites en nombre, leurs effectifs élagués, leurs activités recentrées sur l’amont industriel, ont tiré profit de l’essor du secteur privé et pu capter des rentes oligopolistiques tout en continuant de jouir de privilèges : certains secteurs réputés stratégiques leur sont réservés, elles bénéficient du soutien des autorités locales et nationales en tant que « champions nationaux », elles attirent le plus gros des financements bancaires et elles composent la plus grand part de la capitalisation boursière à Shanghai et Shenzhen. La consolidation de leurs positions et le contrôle administratif des prix des facteurs de production a procuré d’énormes rentes aux entreprises publiques et à leurs dirigeants et ont permis les manipulations des gouvernements locaux en manque de ressources budgétaires. 

Le PCC à travers l’Etat chinois, s’est donné les moyens de mettre en œuvre une planification fortement indicative et de poursuivre des objectifs réputés stratégiques 

Il a continué de miser sur l’industrialisation rapide de l’économie, en donnant la priorité au développement des industries «lourdes», à forte intensité capitalistique[6]. Il a accompagné l’industrialisation par la création d’infrastructures : transports, communications, urbanisation. La priorité à l’industrialisation et aux industries lourdes a principalement favorisé les SOE mais aussi certaines entreprises privées. La stratégie du PCC a tiré parti d’un environnement international favorable qui a procuré débouchés, capitaux et apports de technologie au secteur privé, vecteur principal des progrès de productivité et de l’emploi. Les priorités du pouvoir ont doté l’économie chinoise de caractéristiques hors normes. La part de l’investissement en capital est montée de 30 % du Pib au début des années 1990 à près de 50 % du PIB aujourd’hui, un niveau plus élevé qu’avant les réformes de 1978 et inégalé dans le monde. La part des exportations dans le Pib s’est également envolée à partir de 1995, accompagnée en retrait par celle des importations, de sorte que la balance des opérations courantes avec le reste du monde est devenue structurellement excédentaire ; en contrepartie, la part de la consommation a fortement reculé sur la même période, de 50 % à la fin des années 1990 à 37 % en 2014. Les caractéristiques hors normes de l’économie chinoise ont longtemps stimulé la croissance en lui permettant de s’appuyer sur deux composantes exogènes de la demande : l’investissement, largement déterminé par la décision publique (celle de l’Etat, des collectivités locales et des SOE), et de ce fait, moins volatil que dans le reste du monde [7], économies développées comme économies émergentes ; et l’exportation, stimulée par un environnement international favorable, une demande mondiale deux ou trois fois plus dynamique que la croissance mondiale et une forte compétitivité. Les distorsions de l’économie chinoise ont été exagérées par la réaction des autorités à la crise de 2008- 2009. Pour compenser l’effondrement du commerce mondial (-10 % en volume en 2008) et la chute comparable des exportations chinoises de biens, les autorités chinoises ont réagi par un énorme plan de soutien (14 % du Pib) de relance par l’investissement (infrastructures, logements, équipements) financé par une envolée du crédit bancaire. La part de l’investissement dans le Pib a encore bondi de même que l’endettement de l’économie, la dette totale doublant en part de Pib, de 130 % du Pib en 2007 à 220 % en 2014 [8]. Les entreprises étatiques (SOE), qui ont drainé la plus grosse part des financements et largement contribué à la bouffée d’investissement, ont vu leur poids dans l’économie et la conduite de la politique macro-économique s’affirmer de nouveau. Les caractéristiques hors normes de l’économie chinoise se sont muées en freins quand les sources exogènes de demande ont fini par se dérober. Aujourd’hui, les exportations sont confrontées à la langueur, probablement structurelle, du commerce mondial, et à la perte de compétitivité des exportateurs chinois dont les coûts de production ont progressé plus vite que la montée en gamme de leurs produits. Le deuxième moteur de la demande, l’investissement, est entravé par la nécessité de résorber les capacités excessives créées au cours des dernières années dans l’industrie et le logement. Le FMI estime ainsi que la Chine a surinvesti l’équivalent de 10 % de son PIB. En outre, le surinvestissement s’est accompagné d’une mauvaise répartition du capital, de sorte que les gains d’efficience de l’économie se sont taris au cours des dernières années. La contribution de la productivité totale des facteurs (mesure des gains d’efficience de l’économie) à la croissance du Pib est devenue nulle et la contribution du capital explique désormais la totalité de la croissance vue du côté de l’offre. Le surinvestissement semble même avoir écarté l’économie chinoise de la frontière technologique mondiale[9]. L’économie chinoise souffre d’un net déclin de la compétitivité et de la profitabilité des entreprises. La progression du salaire nominal par tête a nettement ralenti au cours des derniers trimestres mais reste très supérieure à celle de la productivité du travail. Le niveau moyen du coût salarial par unité produite atteint désormais 60 % du niveau américain (contre moins de 40 % à la fin des années 1990). La profitabilité des entreprises industrielles chinoises est en net recul, minée par les surcapacités et la tendance fortement baissière des prix à la production, celle des SOE chutant à des niveaux pré-réforme et celle des entreprises privées (POE) stagnant depuis 2008. La Chine a cessé d’être la destination privilégiée des IDE tandis que les sorties de capitaux atteignent des niveaux inédits (plus de 500Mds USD depuis le début de l’année pour les mouvements hors IDE [10]), mordant sur les réserves de la Banque Centrale en raison des interventions de cette dernière pour soutenir la parité du RMB. Une dégradation brutale des bilans des banques sous l’effet des prêts non-performants ne peut être exclue. 

Après plus de trois décennies de rattrapage, la Chine doit entrer dans une nouvelle période de modernisation 

Dès 2013, le pouvoir a défini de nouvelles priorités : transition vers une économie fondée sur la consommation et montée en gamme de la production

Toutefois, les réformes annoncées en 2013 témoignent d’une priorité maintenue en faveur de l’investissement en infrastructures, en privilégiant la poursuite de l’urbanisation, enrichie il est vrai, de considérations politiques (renforcement des droits des migrants) et écologiques (référence à l’économie « circulaire »). Les manifestations de ces nouvelles priorités tardent à se matérialiser. La croissance des ventes de détail est dépendante de celle du revenu disponible des ménages, elle-même en ralentissement à la suite de la croissance de l’économie dans son ensemble. La contribution de la consommation des ménages à la croissance est contrainte par la faiblesse de la part du revenu des ménages dans le Pib (en chute de près de 20 points entre 1990 et 2012). Le taux d’épargne demeure sur un plateau élevé alors que la part de la consommation dans le Pib demeure sur un plateau bas. La croissance de l’emploi dans les services a fortement accéléré mais la croissance de l’activité dans les services ne marque guère d’accélération au cours des dernières années. L’investissement en R&D a progressé mais, à 2 % du Pib, reste d’un tiers inférieur à celui des Etats-Unis, de deux tiers à celui du Japon, de moitié à celui de la Corée. La Chine accuse un important retard en matière de robotisation avec 0.3 robot pour 100 emplois dans le secteur
manufacturier contre 1.6 dans la zone euro, 1.7 aux Etats-Unis, 2.9 au Japon. Le niveau moyen de l’éducation reste notablement en retrait par rapport à ces pays. Enfin, les autorités font preuve d’ambiguïté quant à leur engagement en faveur des réformes. La réforme des SOE est une composante prioritaire de l’agenda de modernisation. Mais les projets excluent non seulement la privatisation pure et simple mais aussi un relâchement du contrôle du parti et ils laissent intacts les privilèges et les positions de marché dont les SOE profitent. Les autorités caressent l’espoir de raviver l’exportation comme moyen de résorber les surcapacités industrielles. C’est le ressort des projets de nouvelles « routes de la soie » [11].

Après avoir fixé le cap de l’économie mondiale, pour les entreprises et les investisseurs des pays développés comme émergents, la Chine pour l’heure, intrigue, voire inquiète. Son poids dans l’économie mondiale incite à recycler de vieilles antiennes sur l’éternuement de l’une et les coups de froid des autres. La majorité des prévisionnistes exclut un scénario de récession en Chine, en considérant que les autorités disposent de marges de manœuvre pour assouplir la politique monétaire (y compris, pour certain, une dépréciation du RMB) et la politique budgétaire. Mais, la plupart exclut également l’hypothèse d’un « trou d’air », suivi par une vive reprise, considérant que la Chine n’a pas les moyens d’un plan de relance aussi massif qu’en 2008-2009 ou doutant de l’efficacité de la réédition d’une telle politique. La majorité des économistes retient l’hypothèse d’un ralentissement prolongé sur les prochains trimestres, suivi d’une reprise modérée voire médiocre, en raison de la résorption des déséquilibres économiques et financiers accumulés. En conséquence, la plupart des économistes écarte un scénario de récession mondiale provoquée par la Chine. Il reste que le ralentissement chinois pèse déjà sur la croissance des producteurs de produits de base qui sont privés des gains de termes de l’échange qui ont fortement contribué à leur prospérité au cours des 10 ou 15 dernières années. De ce fait, aggravé par la baisse des prix industriels en Chine, le ralentissement a contribué à la forte désinflation, confinant à une déflation, qui inquiète les Banques centrales des pays développés. Le risque ne peut être exclu qu’un ralentissement prolongé de l’économie chinoise ne renforce les forces déflationnistes déjà présentes dans l’économie mondiale. 


Patrick Allard - Consultant auprès d’une institution française. 




[1] Voir: Branko Milanovic, Trends in global income inequality and their political implications, LIS Center, Graduate School City University of New York, automne 2014.
[2] En appliquant des tests économétriques, Summers et Pritchett trouvent trois ruptures de tendance de la croissance chinoise sur la période allant de 1950 à 2010 : 1968, 1977, 1991. Ils soulignent, fait rarement constaté, que la croissance chinoise a exhibé 3 accélérations successives, jusqu’à 2010. Voir Lant Prichett et Lawrence Summers (« Asiaphoria Meets Regression to the Mean », NBER Working Paper n°.20573, octobre 2014.
[3] Voir Nicholas Lardy, Markets over Mao : The Rise of Private Business in China, 2014. Selon une étude « contrefactuelle » récente, les réformes ont procuré un décuplement de la productivité totale des facteurs (TFP) dans le secteur privé non agricole alors que la TFP est demeurée sur son trend pré-réformes dans les entreprises étatiques. Voir Anton Cheremukhin, Mikhail Golosov, Sergei Guriev, and Aleh Tsyvinski, “The Economy of People’s Republic of China from 1953”, NBER Working Paper, n°21397, juillet 2015, graphique 8, p. 54.
[4] Li Ka Shing lui-même, soupçonné de transférer une partie de sa fortune hors de Chine continentale, s’est fait récemment rappeler publiquement et sans ménagement qui l’a fait roi :
« On Sept. 12, the Liaowang Institute, which is linked to the official news agency Xinhua, published an editorial, "Don’t Let Li Ka-shing make an exit," which expressed great displeasure over Li’s moving his money out of China. The article reminded Li that his huge wealth, as head of the Hutchison Whampoa conglomerate, had come from his connections to powerful Chinese officials, not from a level playing field in a market economy ». Caixin, 29 septembre 2015.
[5] Les réformes chinoises se sont inspirés des théoriciens hongrois du « socialisme de marché », notamment des travaux de jeunesse de Janos Kornaï, a été invité à dispenser ses conseils aux économistes chinois dans les années 1990-2000.
[6] Le ratio de la production des industries « lourdes » à celle des industries « légères » est passé de 1 en 2000 à 2.5 en 2011. Voir Chun Chang, Kaiji Chen, Daniel F. Waggoner, and Tao Zha, « Trends and Cycles in China’s Macroeconomy », NBER Working Paper n°21244, juin 2015. Voir aussi Jose-Miguel Albala-Bertrand, « Structural Change in Industrial Output : China 1995-2010 », Working Papers, n° 754, School of Economics and Finance, Queen Mary University of London, septembre 2015 ; Xi LI, Xuewen LIU, Yong WANG, « A Model of China’s State Capitalism », HKUST IEMS Working Paper n° 2015-12, février 2015.
[7] Peng et autres, soulignent que la volatilité de l’investissement par rapport à celle du PIB est presque moitié plus faible en Chine comparativement aux marchés émergents et 40 % plus faible que dans les pays développés. Voir Daoju Peng (Chinese University of Hong Kong), Kang Shi (Chinese University of Hong Kong), Juanyi Xu (Hong Kong University of Science and Technology), SOE and Chinese Real Business Cycle, mai 2014, tableau 1.
[8] D’après McKinsey Global Institute, Debt and (not much) Deleveraging, février 2015, tableau E3, p.4.
[9] Voir Jack Yuan, China’s productivity imperativity, Ernst & Young’s, 2012, graphique 4, p. 9. La frontière technologique est définie des technologies implémentées dans les pays leaders en termes de revenu par tête.
[10] Estimations du Département du Trésor américain. Voir Report to Congress on International Economic and Exchange Rate Policies, U.S. Department of the Treasury, Office of International Affairs,19 octobre 2015, p 17.
[11] Enumérant ce qu’il considère comme « les piliers de la croissance chinoise », le directeur exécutif d’une firme d’une société d’investissement chinoise cite « to export infrastructure and over-capacity to other countries, through increased connectivity under the new Silk Road and “one belt, on road” strategy ». Kevin Lu, China’s economy : the four engines of growth, beyondbrics, 19 octobre 2015. 





Source, journal ou site Internet : diploweb

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Sommaire:

A) Le débat entre libéralisme et nouvelle gauche au tournant du siècle - Chen Lichuan - perspectives chinoises.

B) La Chine serait-elle en train de s’ouvrir au libéralisme ?

C) Un modèle de socialisme libéral en Chine - Entretien avec le politologue Cui Zhiyuan - par Emilie Frenkiel




A) Le débat entre libéralisme et nouvelle gauche au tournant du siècle

Basé sur les textes polémiques des tenants du libéralisme et de la nouvelle gauche en Chine à la fin du siècle dernier, cet article présente les principales questions qu’abordent les auteurs des deux camps. Il tente de mesurer l’impact de ce débat intellectuel sur l’évolution récente de la société.

Du début des années 1980 au milieu des années 1990, trois mouvements occupent le devant de la scène intellectuelle chinoise : le radicalisme, le conservatisme et le libéralisme. Cet article a pour ambition de retracer le débat entre libéralisme et nouvelle gauche, en s’appuyant exclusivement sur les textes polémiques des auteurs chinois1. Comment présenter un débat intellectuel qui est un processus d’interrogation et de clarification, et qui n’aboutit pas à une conclusion consensuelle ? Comment rendre intelligibles les concepts débattus, extraits de leurs textes d’origine ? Comment évaluer l’impact de ce débat sur une société en profonde mutation ? Telles sont quelques-unes des difficultés auxquelles nous avons été confronté. Dans un premier temps, nous revenons succinctement sur la genèse du débat entre libéralisme et nouvelle gauche, avant de confronter autour de quelques grands axes les écrits des auteurs ayant participé au débat. Nous explorons enfin quelques pistes d’évolution, notamment au regard d’un nouveau clivage apparu autour de la question des libertés civiles et de la démocratie politique.

La redécouverte du libéralisme

Le débat entre radicalisme et conservatisme remonte au début du XXe siècle, quand faisait rage la querelle entre occidentalistes et traditionalistes. Sur le plan culturel, ils s’opposaient par leur attitude face aux valeurs de la culture chinoise traditionnelle : les premiers envisageaient un scénario de la table rase où triompheraient des idées nouvelles importées de l’Occident, telles la liberté, la démocratie et le progrès ; les seconds tenaient les valeurs anciennes comme un système de références immuables qu’il fallait préserver pour l’identité culturelle de la Chine.  Sur le plan politique, les uns exigeaient un changement de fond, voire au prix d’une révolution ; les autres préconisaient la réforme de l’ordre en place. En réalité, leurs positions étaient plus complexes : le radicalisme culturel ne conduisait pas nécessairement au radicalisme politique, ni le conservatisme culturel au conservatisme politique. Hu Shi, pionnier du libéralisme chinois, leader incontestable du radicalisme culturel, est relativement modéré sur le plan politique. Sun Yat-sen, révolutionnaire déterminé, républicain convaincu, a beaucoup d’estime pour la philosophie politique ancienne. Certains lettrés et hommes politiques, considérés un temps comme radicaux, ont ensuite été étiquetés conservateurs : Kang Youwei, dirigeant réformiste des Cent Jours, passe dans les rangs conservateurs après la Révolution républicaine de 1911. Yan Fu, précurseur du libéralisme chinois, finit sa carrière, aux yeux de certains, en défenseur de l’ordre confucéen. Chen Duxiu, partisan de « l’occidentalisation totale » lors du mouvement du 4-Mai 1919, chef de file du Parti communiste après sa création en 1921, devient un « homme aux idées arriérées » au regard des intellectuels de gauche. 

Pour certains intellectuels, comme l’histoire chinoise du XXe siècle oscille entre radicalisme et conservatisme, ce qui manque à la Chine, ce ne sont ni les tentatives de changer de fond en comble le système en place par la force et la violence, ni une tradition passéiste et conservatrice du maintien de l’ordre, mais un libéralisme basé sur le pluralisme, la démocratie et l’Etat de droit. Fort de ce constat, au cours des vingt dernières années d’ouverture économique et de transformations sociales, le libéralisme a connu un incontestable renouveau. Se référant à la critique de l’analyse scientifique de Karl Popper, Xu Jilin2 affirme par exemple qu’en Chine, tout au long du XXe siècle, le monde intellectuel et les pratiques socio-politiques ont donné la priorité à des entreprises utopiques de transformation sociale (utopian social engineering) sur une démarche par étapes (piecemeal social engineering)3. Dans une certaine mesure, le débat entre radicalisme et conservatisme a préparé le terrain à une redécouverte du libéralisme, un courant de pensée d’origine occidentale, dont l’implantation en Chine a longtemps été étouffée par une tradition trop ancrée dans le collectivisme.

L’autre trait marquant du libéralisme est son titre d’héritier spirituel des Nouvelles Lumières qui incarnaient dans les années 1980 la nouvelle culture moderne face à la tradition socialiste et le dogmatisme maoïste. Nombreux étaient les intellectuels qui se sont alors réunis sous le drapeau des Lumières pour briser les tabous idéologiques. Dans un premier temps, de nombreux intellectuels – connus et moins connus – avaient pris parti dans le débat opposant le radicalisme et le conservatisme, que ce soit en Chine continentale ou outre-mer. Parmi eux figuraient Yu Yingshi4, Jiang Yihua5, Wang Yuanhua6, Li Zehou7. À l’instar de ces deux derniers, certains intellectuels ayant pris part au mouvement des Nouvelles Lumières dans les années 1980 reviennent sur leur position et se convertissent au conservatisme culturel après 19898.

En effet, après la tragédie du printemps 1989, plusieurs facteurs modifient la position des uns et des autres sur le modèle de développement et la question de la réforme, telles que les difficultés de la transition en Europe de l’Est, la mise en œuvre de l’économie de marché en Chine et la forte croissance économique qui l’accompagne. Dans ce contexte nouveau, les libéraux entendent continuer la tâche inaccomplie des Lumières en portant la bataille sur le terrain des droits de l’individu, tandis que plusieurs courants de pensée marchent sous les bannières du « néo-conservatisme » : le néo-confucianisme qui, s’appuyant sur le modèle de l’Asie orientale (Singapour notamment), prône le retour au système de valeurs traditionnelles ; un étatisme renforcé qui se donne pour tâche primordiale l’ordre et la stabilité ; enfin un nationalisme qui, nourri de frictions avec les pays occidentaux, exalté davantage par une crise identitaire que par le sentiment patriotique, prend les Etats-Unis pour ennemi imaginaire. Pour Yang Chunshi9, le néo-conservatisme révèle deux faiblesses majeures des intellectuels chinois contemporains. La première est leur attachement immuable à la tradition, dans laquelle ils retournent se réfugier dès que leur lutte – pourtant acharnée – contre cette même tradition tourne à l’échec. La deuxième est leur dépendance invétérée à l’égard du système politique ; dès qu’ils perdent le soutien de ce système, ils renoncent et sombrent dans un amer défaitisme10.

L’émergence de la nouvelle gauche

En 1991, Wang Shaoguang11 publie un article intitulé « Fonder un puissant pays démocratique »12 ; ce texte marque l’émergence de la nouvelle gauche sur la scène intellectuelle. L’auteur s’interroge sur le rôle de l’Etat dans la phase de transition vers l’économie de marché et exige que celle-ci soit soumise à la régulation de l’Etat et de la société. Il critique par ailleurs le laisser-faire du libéralisme et tente de briser le mythe du marché, insistant sur la nécessité de promouvoir la démocratie politique et la démocratie économique pour mieux mener la réforme. Mais il faut attendre jusqu’en 1994 pour voir apparaître le terme de « nouvelle gauche » dans la presse de Pékin et de Hong Kong. Son acception première désigne un groupe de jeunes intellectuels dont le discours, largement inspiré des sciences humaines occidentales, se différencie de celui du marxisme-léninisme. 

La nouvelle gauche entre dans la deuxième phase de son offensive avec la publication en 1997 de l’article de Wang Hui13 : « L’état de la pensée chinoise contemporaine et la question de la modernité »14. S’interrogeant sur l’orientation de la modernité chinoise, l’auteur cherche à décrire la situation de la Chine sur l’échiquier du capitalisme mondial. Si les néo-conservateurs insistent sur la question du rythme de la réforme, préconisant le progressisme modéré contre le changement radical, il semble que les néo-gauchistes, eux, soient plus préoccupés par la question de l’orientation de la réforme. De ce fait, un vif débat intellectuel oppose la nouvelle gauche au libéralisme. Bien que ni l’un ni l’autre ne constituent des écoles de pensées cohérentes et homogènes, ils se distinguent clairement par leur vision philosophique, économique et sociale. 

Zhu Xueqin15, propose une définition de ce qu’il entend par libéralisme : 

« C’est d’abord une théorie, ensuite une revendication réaliste. Sa conception philosophique est l’empirisme à l’opposé de l’apriorisme ; sa conception historique, à l’opposé de toute sorte de déterminisme historique, émane de la théorie évolutionniste susceptible d’éliminer les erreurs ; sa vision réformiste relève du progressisme modéré préférant l’expansion et l’évolution graduelles à la construction artificielle du radicalisme. Sur le plan économique, il réclame l’économie de marché contre l’économie planifiée ; sur le plan politique, il réclame la démocratie représentative, constitutionnelle et l’Etat de droit, en s’opposant aussi bien à la dictature d’une seule personne ou d’une minorité qu’à celle des masses exercée par la majorité au nom de la volonté générale ; sur le plan éthique, il réclame la garantie de la valeur irréductible de l’individu qu’on ne saurait sacrifier, contrairement à d’autres valeurs réductibles, comme un instrument à quelques objectifs abstraits que ce soient »16.

Si les libéraux n’hésitent pas à s’affirmer comme tels, la majorité des auteurs de la nouvelle gauche n’ont jamais accepté explicitement cette étiquette qu’on leur a collée par référence à la vieille gauche orthodoxe du Parti communiste. Wang Hui parle d’un « groupe de pensée critique » qui s’emploie à « révéler les relations entre le politique et l’économique »17. Gan Yang18 suggère en 1999 de nommer les deux courants de pensée antagonistes, tous issus de la division de l’intelligentsia chinoise des années 1990, « la gauche libérale » et « la droite libérale », ou bien « la nouvelle gauche » et « la nouvelle droite ». Il estime que, par référence aux Etats-Unis d’Amérique d’aujourd’hui, « la gauche libérale » s’identifie davantage aux libéraux, « la droite libérale » se rapproche plutôt des conservateurs. Autant dire que Gan Yang ne laisse pas les libéraux chinois monopoliser la définition du libéralisme. Il cherche à établir un lien de parenté entre la nouvelle gauche chinoise et le libéralisme occidental, en déduisant de ce fait que le débat entre gauche libérale et droite libérale s’inscrit dans le cadre du débat entre libéralisme et conservatisme de l’Occident contemporain19. Cette analyse de Gan Yang est contestée par Ren Ze20. Celui-ci démontre point par point, auteur par auteur, que les idées de la nouvelle gauche ne correspondent pas au « New Deal Liberalism » américain de James Tobin et Kenneth Arrow.21 De son côté, Qin Hui22, l’une des cibles privilégiées de la nouvelle gauche, se positionne lui-même sur les territoires communs au libéralisme et à la social-démocratie23. À ce titre, il rappelle que même les membres du Parti conservateur britannique jugent sévèrement la politique chinoise à l’égard des ouvriers licenciés ; et que le peu de protection sociale dont bénéficient les paysans chinois dépasse non seulement l’imagination des travaillistes, mais aussi celle des conservateurs. En réalité il n’y a rien de paradoxal de recourir à la théorie de la social-démocratie pour critiquer les ultra-libéraux et d’utiliser la théorie du libéralisme pour critiquer les ultra-gauchistes24.

Les points de divergence essentiels

La première divergence entre libéralisme et nouvelle gauche porte sur la liberté individuelle. Celle-ci est considérée par les libéraux comme la priorité des priorités. Il en résulte que la protection du droit de propriété est une condition primordiale aussi bien pour garantir la liberté individuelle que pour fournir un cadre juridique indispensable au développement de l’économie de marché25. Ce sont les libéraux qui ont proposé d’ajouter à la Constitution chinoise la clause du droit de propriété, un amendement adopté finalement en mars 2004 lors de la dixième session plénière de l’Assemblée populaire nationale. Si la nouvelle gauche ne s’est pas opposée ouvertement à ce qu’une clause relative à la protection du droit de propriété fût insérée dans la Constitution, elle a exprimé ses soupçons sur le but de cette démarche. Wang Hui écrit à ce sujet : 

« De nos jours, on place ses espoirs dans la légitimation du droit de propriété privée pour résoudre les conflits sociaux. Or si le processus de privatisation n’est pas démocratique et équitable, ce processus de légitimation ne fait que protéger le processus de la distribution illégale »26.

 Wang Hui n’a aucun mal à justifier sa remarque par certaines dérives de la réforme, dont les abus de pouvoir ayant permis à certains individus de s’approprier indûment des biens sociaux. 

L’autre divergence fondamentale qui oppose les libéraux et les néo-gauchistes tient à leurs analyses de la société chinoise d’aujourd’hui. Pour les néo-gauchistes, celle-ci est déjà une société de marché intégrée au capitalisme transnational : 

« L’économie de marché devient chaque jour davantage la forme principale de l’économie. La réforme économique du socialisme a mené la Chine à des rapports de production dans le cadre du capitalisme mondial. Conformément au processus de capitalisation, l’Etat et sa fonction se sont modifiés de façon significative sinon complètement »27

 Toujours selon Wang Hui, les Nouvelles Lumières 

« n’ont pas su comprendre en profondeur que les problèmes de la Chine font en même temps partie des problèmes du marché capitaliste mondial. Par conséquent, les problèmes de la Chine doivent être diagnostiqués en même temps que les problèmes du capitalisme en marche vers la globalisation »28

Xu Youyu29, l’un des ténors libéraux, réfute l’approche de la nouvelle gauche qui, selon lui, commet une erreur d’appréciation : 

« Le diagnostic et les jugements critiques qu’ont portés les néo-gauchistes et les néo-marxistes occidentaux sur le capitalisme contemporain ne peuvent s’appliquer à la Chine que si l’on juge capitaliste la nature de la société chinoise ». Or, « nous pensons que la société chinoise a connu de grands changements, mais la nature de la société et son régime politique sont issus en droite ligne de la société et du régime fondés en 1949, ayant traversé les années 1950, 1960, 1970, 1980, sans révolution, ni rupture, ni changement qualitatif »30

 Qin Hui n’accepte pas non plus que la nouvelle gauche confonde la société chinoise avec la société occidentale, celle-ci souffre peut-être d’un excès de laisser-faire et d’Etat-providence, mais la Chine, au contraire, a besoin de plus de laisser-faire et de plus d’Etat-providence31.

 La Chine d’aujourd’hui est-elle une société de marché ? 
Les réponses que donnent à cette question les libéraux et les néo-gauchistes sont certes différentes, mais tous s’accordent sur la dimension tératologique de la société chinoise, à la fois avatar d’une économie de marché très irrégulière et d’un autoritarisme politique toujours capable de nuire.

La troisième divergence, qui tient une place très importante dans le débat, a trait à la justice sociale. Sur ce terrain, les néo-gauchistes se présentent comme les défenseurs des victimes de la croissance des inégalités, de la corruption généralisée, des licenciements sauvages, bref de tous les maux issus de la boîte de Pandore qu’est l’économie de marché. Liu Qing32 fait remarquer que:

« quand la nouvelle gauche critique le modèle de développement soutenu par les libéraux chinois, elle ne mentionne jamais l’exigence du marché vis-à-vis du système politique. Le débat actuel se contente trop d’examiner la justice sociale du point de vue de l’économie, du capital et du marché, en faisant abstraction du rôle de la structure politique et de l’intervention des citoyens dans les affaires politiques, notamment de leur participation au système de la distribution des biens sociaux. Si l’on veut critiquer le modèle du libéralisme, on doit au moins prendre conscience que le libéralisme politique est indissociable de ce modèle »33

Pour Xu Youyu, les libéraux sont les premiers à réclamer la justice sociale. La complexité du problème tient plutôt au fait que le pouvoir est à l’origine de la corruption, mais la lutte contre celle-ci ne peut se priver de la coopération du pouvoir. À long terme, le vrai remède consiste à créer une économie de marché où les conditions de la concurrence sont équitables, à garantir la liberté de la presse pour que l’opinion publique exerce un rôle de surveillance à l’égard du pouvoir34. Ji Weidong35 souligne qu’en Chine le système politique se caractérise par un pouvoir omnipotent de connivence avec les forces de l’argent ; dans une telle configuration, renforcer le pouvoir de l’Etat ne peut qu’aggraver l’injustice sociale. Il faut d’abord changer la nature du pouvoir avant de mettre en œuvre la démocratie économique à l’aide d’un pouvoir renforcé36. Zhu Xueqin, de son côté, distingue ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas imputer à l’économie de marché : le marché étant soumis au bon vouloir du régime, les péchés de l’économie de marché, que ce soit l’injustice sociale, ou la connivence entre le pouvoir et les capitaux internationaux, sont commis plutôt par « le pied brutal » (manheng de jiao) du régime que par « la main sale » (angzang de shou) du marché. « Le pied visible marche sur la main invisible », telle est la réalité chinoise37. Zhu Xueqin reproche aux néo-gauchistes de s’acharner sur « la main invisible » de l’économie de marché, sans prêter la moindre attention au « pied visible » qui la piétine38

La quatrième divergence porte sur le rôle que peut jouer la construction d’une économie de marché dans le processus de démocratisation politique. Les libéraux considèrent que si l’économie de marché ne mène pas nécessairement à la démocratie, elle n’en demeure pas moins une condition nécessaire ; car dans l’histoire du monde moderne, il n’y a pas d’exemple de démocratie stable sans économie de marché39. Cette idée implique une certaine espérance de voir l’avènement d’un régime démocratique en Chine issu de l’économie libérale. Li Shenzhi, leader des intellectuels libéraux malgré lui, a placé son espoir dans « l’économie normative conduisant à la politique normative »40. Wang Hui réplique que ce serait une utopie de croire que l’équité, la justice et la démocratie, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, se mettent en place automatiquement via le marché41. Han Yuhai42, autre figure emblématique de la nouvelle gauche, prend un ton plus virulent encore : 
« Sur le chemin de l’esclavage, la libéralisation du capital renforce les privilèges de la classe déjà privilégiée, faisant croître l’esclavage, et non la démocratie »43

 On peut dire que cette divergence naît surtout du fait que la modernisation économique en Chine, souhaitée par les libéraux, contestée par les néo-gauchistes, n’est pas assumée culturellement et politiquement, qu’elle est simplement acceptée, voire revendiquée par le Parti communiste, comme moyen nécessaire au développement économique du pays et à son maintien au pouvoir.

Au-delà de leurs désaccords, le libéralisme et la nouvelle gauche représentent-ils deux faces de la même médaille ? 
Des deux côtés, certains polémistes tentent de résumer l’essentiel de leurs divergences dans un esprit de réconciliation. Gan Yang considère que « la gauche libérale » met l’accent sur la démocratie et l’égalité, tandis que « la droite libérale » insiste sur la primauté de la liberté44. Mais pour la nouvelle gauche il s’agit surtout de l’égalité économique, c’est-à-dire, d’égalitarisme, et non pas d’égalité de tous devant le droit, comme le souligne à juste titre Chen Yan dans son remarquable ouvrage, L’Eveil de la Chine : 

« Les principaux auteurs de la nouvelle gauche visent davantage l’égalité de distribution des biens que l’égalité en droit. Ils se montrent plus vigilants sur les inégalités de revenus que sur l’égalité des chances ou celle des conditions dont parlait Tocqueville »45.

Han Yuhai reconnaît que les libéraux se soucient principalement de l’équité de la distribution des biens, convaincus que la concurrence libre et transparente du marché est la seule voie possible pour garantir l’équité, alors que les néo-gauchistes s’inquiètent surtout du résultat inéquitable de la redistribution, s’élevant contre la concentration des richesses entre les mains d’une minorité, persuadés que la démocratie et la justice ne sauraient se réduire à la libre concurrence du marché46. Pour Zhu Xueqin, la nouvelle gauche dénonce en premier lieu les mécanismes de l’économie de marché, alors que le libéralisme réclame avant tout la réforme du système politique47. Ren Ze propose de tracer une ligne de démarcation entre « libéralisme économique » et libéralisme tout court, car certaines expressions extrêmes du libéralisme économique, telle la corruption qui a ses raisons et ses avantages, ne sont pas conformes à la théorie du libéralisme48. Xiao Gongqin49, pour sa part, distingue les néo-gauchistes post-modernistes et sociaux-démocrates des néo-gauchistes populistes. Les premiers, soucieux de la politique sociale à mener, sont une force modérée et constructive ; les derniers, cristallisant le nationalisme anti-occidental et le jacobinisme révolutionnaire, sont radicaux et dangereux50.

La modernité chinoise peut-elle se détacher du capitalisme ?

Le concept de modernité ayant été forgé à l’épreuve de la trajectoire historique de l’Occident, le processus de modernisation est souvent identifié avec l’avènement du système capitaliste. 

La Chine en cours de modernisation peut-elle éviter les revers qu’a rencontrés le capitalisme occidental dans la trajectoire historique de son développement ? 

Voilà une question qui préoccupe les néo-gauchistes. Leur ambition est de penser une modernité chinoise distincte du modèle occidental capitaliste. 

Dans les années 1980, le mouvement des Nouvelles Lumières considère le socialisme comme une pratique contraire à la modernité. Même au sein du Parti communiste, certains hauts fonctionnaires, pourtant prisonniers de son carcan idéologique, tentent de réhabiliter le capitalisme moderne. C’est notamment le cas de Xu Jiatun51 dans son fameux article intitulé « Redécouvrir le capitalisme, reconstruire le socialisme »52. Les libéraux des années 1990 sont convaincus que le libéralisme est la seule voie par laquelle doit passer la modernité chinoise. Ren Jiantao53 énumère trois contributions positives du libéralisme : mode d’accumulation efficace des biens sociaux, il peut contribuer à la construction économique de la Chine et permettre de résoudre la question de la pauvreté ; mode d’organisation politique, le libéralisme peut aider la Chine à s’affranchir d’un système totalitaire et autoritaire ; enfin, en tant que mode de pensée tolérant, le libéralisme peut faciliter l’éclosion d’une vie scientifique et intellectuelle riche et diverse54

Quelle modernisation pour la chine ?

Ji Weidong, pour sa part, appelle à opérer le choix du système libéral en posant trois questions dans une optique comparative : Le système libéral est-il meilleur ou pire que les autres systèmes politiques ? Le problème fondamental en Chine est-il l’excès de libéralisme et de pluralisme ou le manque de limite au pouvoir d’Etat et la prédominance du collectivisme qui conduit au refoulement de l’individualité et tarit la vie publique à sa source ? Le système libéral peut-il atténuer ou traiter ses contradictions internes55 ?

La nouvelle gauche, quant à elle, ne condamne pas en bloc les pratiques du socialisme maoïste. Elle essaye de les justifier en soulignant sa modernité. Ainsi s’explique Wang Hui : 

« le marxisme chinois est lui-même une idéologie de modernisation. Non seulement le mouvement socialiste chinois a-t-il pour objectif fondamental la modernisation, mais il incarne la caractéristique principale de la modernisation chinoise ». Ou encore : « Le socialisme de Mao Zedong se présente d’une part comme une idéologie de modernisation, d’autre part comme une critique de la modernisation capitaliste de l’Europe et de Etats-Unis… La pensée socialiste de Mao Zedong est en quelque sorte une théorie de modernité contre la modernisation capitaliste »56

Un autre mode de pensée, très en vogue actuellement est qualifié par Xu Youyu de combinatoire : il est économiquement libéral, culturellement, conservateur, politiquement nationaliste et étatiste. En pratique, cela conduit à considérer la corruption comme l’huile de l’économie de marché, à revaloriser l’autoritarisme confucéen et à soutenir le pouvoir en cultivant le sentiment nationaliste. Xu Youyu en appelle à la vigilance si telle doit être la voie empruntée par la Chine57.

À l’instar de Confucius qui prêche le juste milieu dans un monde enclin au dualisme, Xu Jilin, Zhang Rulun58 ou encore Luo Gang59 lancent un appel à la recherche d’une troisième voie. Xu Jilin exalte à la fois la conviction des libéraux qui croient à l’universalité des droits de l’homme et le courage moral des néo-gauchistes qui défendent la justice sociale, mais il reproche aux libéraux d’oublier le contexte chinois pour promouvoir la privatisation et le droit de propriété (ce qui revient sur le plan théorique à accepter le blanchiment de l’argent pour ceux qui monopolisent le pouvoir et s’approprient les biens de l’Etat). Il accuse en même temps les néo-gauchistes de souhaiter la démocratie directe des masses pour remédier à l’injustice sociale, ce qui lui paraît simpliste et dangereux comme méthode. Selon lui, on ne peut envisager une participation des masses à grande échelle sans prendre de risques de débordement populiste, comme ce qui s’est passé pendant la Révolution française, la Révolution russe et la Révolution culturelle en Chine60. À l’exemple d’Anthony Giddens, l’auteur de The Third Way - The Renewal of Social Democracy, Xu Jilin s’emploie à développer entre le libéralisme et la nouvelle gauche une force intermédiaire prêtant une attention égale à la liberté et à la justice sociale61

Zhang Rulun, se référant à la social-démocratie que préconisaient Zhang Dongsun62, Zhang Junmai63 et Chu Anping64 dans les années 1930, appelle à poursuivre « cette troisième voie » entre capitalisme et socialisme : « Démocratie politique et démocratie économique doivent aller de pair, comme les deux roues du chariot et les deux ailes de l’oiseau. Sans la démocratie économique, la démocratie politique perdra son sens fondamental ; sans la démocratie politique, la démocratie économique ne saurait être garantie »65

La notion de la troisième voie se prête aussi à d’autres interprétations. Pour Qin Hui, s’il existe une troisième voie pour la Chine, elle ne se trouve ni en dehors du libéralisme et de la social-démocratie, ni entre les deux, mais doit se construire sur leurs terrains communs. 

« Le problème actuel de la Chine n’est ni l’égalité entravée par trop de liberté, ni la liberté entravée par trop d’égalité. De ce fait, nous ne pouvons que chercher la troisième voie qui aboutira à la fois à plus de liberté et à plus d’égalité ». 

Ce dont a besoin la Chine, souligne Qin Hui, c’est davantage de laisser-faire et davantage d’Etat-providence, exactement le contraire de « la troisième voie » d’Anthony Giddens et de Tony Blair66

Tao Dongfeng67 conçoit la troisième voie encore d’une autre façon. À partir du constat que le conservatisme et le radicalisme se définissent en Chine non seulement par leur attitude à l’égard de la culture chinoise, mais aussi à l’égard de la culture occidentale (culture chinoise comme substance, culture occidentale comme attribut ou bien occidentalisation totale), il reproche aux conservateurs culturels d’être nationalistes dans le fond et aux libéraux radicaux de méconnaître la pluralité du libéralisme. Il regrette que la forte tension entre conservatisme et libéralisme ait traversé la Chine du XXe siècle sans avoir engendré un libéralisme conservateur à l’instar d’un Edmund Burke en Angleterre, d’un Alexis de Tocqueville en France ou d’un Friedrich Von Hayek aux Etats-Unis. Ce libéralisme conservateur qu’il appelle de ses vœux se différencie d’une part du conservatisme chinois en ce qu’il ne défend pas la tradition du despotisme et considère la liberté individuelle comme la fin des fins, et se distingue d’autre part du libéralisme radical par son opposition à la révolution contre la tradition, car dans un pays comme la Chine, il est presque impossible de rétablir l’autorité après avoir détruit l’autorité traditionnelle68.

En guise de conclusion

Si les crises idéologiques et sociales n’accouchent pas d’emblée d’une pensée politique nouvelle, elles ne manquent pas de marquer les esprits qui les traversent et de révéler les difficultés auxquelles la société est confrontée. De fait, le débat entre libéralisme et nouvelle gauche s’inscrit sur fond d’une forte croissance économique, de la connivence du pouvoir avec les forces de l’argent, d’une corruption généralisée, de disparités grandissantes entre une majorité de pauvres et une minorité de riches, et de la contradiction entre une économie de marché peu régulière et un système politique toujours dictatorial. Une fois de plus, on sent une odeur d’étapes brûlées, un problème récurrent tout au long de l’histoire de la Chine moderne. Pour certains, même s’ils ne l’avouent pas ouvertement, alors que la société occidentale est passée du despotisme à la démocratie, puis de la démocratie à une société de consommation et de loisirs, la Chine pourrait bien se dispenser de l’étape démocratique et se propulser directement dans une société de consommation et de loisirs. Ils doutent fort que le libéralisme politique soit la seule voie par laquelle doive passer la modernité chinoise.

Quel est l’impact du débat libéralisme contre nouvelle gauche ? Comment est-il perçu par la direction du Parti communiste ? Yuan Weishi69, cité par Mao Shoulong, qualifie ce débat de « tempête dans une tasse de thé ». Il estime que les polémistes de part et d’autre sont dans leur majorité des chercheurs ou universitaires qui n’ont de lien ni avec le pouvoir officiel, ni avec les forces politiques internationales70. Xiao Gongqin constate que le débat entre libéraux et néo-gauchistes se limite à des sites Internet ou à quelques ouvrages et périodiques intellectuels à faible tirage. Les échanges ont rarement lieu face à face. Parmi le public, très peu le connaissent. Le degré d’influence de ces intellectuels est bien moindre que celui dont jouissaient leurs pairs au milieu des années 198071.

Si le débat libéralisme contre nouvelle gauche se déroule dans un cercle restreint, trop marginal pour véritablement influer sur les évolutions à court terme, on ne peut pour autant sous-estimer ses répercussions à moyen et à long terme. Ce débat contribue d’abord à la consolidation d’une vie intellectuelle pluraliste. Le maintien de l’ordre et de la stabilité jugé nécessaire à l’approfondissement de la réforme par les libéraux répond aussi bien aux intérêts de l’élite pragmatique au pouvoir qu’à ceux des entrepreneurs du secteur privé. Les revendications des libéraux d’une meilleure garantie du droit de propriété, d’une concurrence libre et égale, du respect des droits de l’homme correspondent parfaitement aux attentes de la classe moyenne naissante, tandis que l’insistance de la nouvelle gauche sur la démocratie économique et la justice sociale en faveur des plus démunis est loin d’être inutile pour éviter les dérives en perspective. 

Hu Jintao, président de la République et secrétaire général du Parti communiste chinois, a déclaré lors d’une conférence de presse, à l’issue de la réunion de l’APEC à Bangkok le 21 octobre 2003 : « La politique de réforme et d’ouverture a engendré en vingt ans le phénomène de la fracture (fenhua) entre riches et pauvres. Il est impossible que chaque mesure de réforme et d’ouverture soit profitable en même temps à un milliard trois cents millions de Chinois. Certains en profitent plus, et d’autres moins. Mais l’objectif que le gouvernement chinois se fixe pour le processus de modernisation est de permettre aux gens de s’enrichir ensemble. Le gouvernement est résolu, en prenant des mesures fortes, à aider les pauvres à s’en sortir, tout en laissant une partie de la population devancer les autres sur le chemin de l’enrichissement »72. Si le discours lui-même ne peut faire de miracles, il traduit au moins le souci du gouvernement chinois de maintenir un équilibre entre économie libérale et justice sociale. Quant à l’épineux problème de la réforme politique, si la démocratie occidentale est pratiquement exclue, une réforme institutionnelle qui consiste à élargir le champ d’intervention politique des citoyens n’est pas impossible, c’est peut-être ce que Hu Jintao entend par l’expression « la nécessité d’enrichir les formes de démocratie ».

Dans ce contexte, les libéraux et les néo-gauchistes s’imposent comme deux groupes de pression influents. La situation tend à évoluer vers une sorte d’interaction tripartite. On peut interpréter dans ce sens l’établissement en septembre 2003 du Centre de recherche sur les innovations du gouvernement chinois73 rattaché à l’Université de Pékin. Il a pour mission, selon son directeur Yu Keping, d’institutionnaliser les échanges et la coopération entre chercheurs universitaires et fonctionnaires du gouvernement, de découvrir et d’évaluer les expériences de la réforme acquises à tous les échelons du gouvernement, afin de les encourager et de les diffuser. L’objectif final est de contribuer à promouvoir la réforme du système politique74. Compte tenu des contraintes de la réalité (absence de vrais partis d’opposition, de médias libres, de justice indépendante, etc.), cette démarche n’est pas inintéressante, bien qu’elle s’inscrive dans la tradition des conseillers du prince qui cultivent la connivence avec le pouvoir. Ce qui paraît étrange, c’est que ce centre de recherche ait été mis en place au sein d’une université, en l’occurrence l’Université de Pékin, dont la vocation est, théoriquement au moins, la libre recherche de la vérité, et non pas le conseil de tel ou tel gouvernement. 

Force est de constater qu’actuellement en Chine se dessinent deux profils d’intellectuels, ceux qui entendent jouer un véritable rôle dans la conception d’une société libre et juste – ils peuvent se trouver aussi bien dans le camp des libéraux que dans celui des néo-gauchistes – et ceux qui, pour une raison ou une autre, contribuent à conforter le pouvoir en place. Les premiers, appelés couramment « intellectuels publics » (gonggong zhishifenzi) s’affirment souvent dans la défense des droits civils d’une population malmenée ; les derniers, rarement engagés dans les débats intellectuels ou les affaires publiques, sont identifiés pour la plupart avec l’élite pragmatique à l’intérieur du système. À défaut de pluralisme politique, « les intellectuels publics » sont appelés à jouer un rôle d’opposition75. Sous la dictature du parti unique, « l’élite pragmatique » penche plutôt pour la réforme institutionnelle, consciente qu’une institution, aussi efficace fût-elle dans sa structure, ne saurait durablement fonctionner si elle est dépourvue de légitimité démocratique. 

La distinction entre ces deux types d’intellectuels tient peut-être à leur réponse à une question cruciale : comment la Chine peut-elle échapper à la logique ancestrale – « Celui qui conquiert par la force le pouvoir d’Etat règne »76 ? Les premiers semblent croire consciemment ou inconsciemment à l’émergence d’une société civile. S’associant à la population, ils réclament, sans doute pour une raison tactique, « la liberté avant la démocratie », à l’exemple de Hong Kong et de Singapour. Les seconds sont convaincus qu’il faut attendre patiemment que le Parti communiste se transforme de l’intérieur, car l’émergence de la société civile dépend en quelque sorte du consentement tacite du parti au pouvoir. La situation actuelle se caractérise par cette double attente où un nouveau clivage divise le monde intellectuel autour de la question du rapport société-politique : la dissociation entre un espace privé et un espace public (autrement dit la distinction entre liberté civile et liberté politique), ou la confusion entre ces deux espaces. Sur ce point crucial dans le processus de modernisation de la société chinoise, il est grand temps que libéraux, néo-gauchistes et sociaux-démocrates trouvent un consensus.

Chen Lichuan

Chen Lichuan, « Le débat entre libéralisme et nouvelle gauche au tournant du siècle », Perspectives chinoises [En ligne], 84 | juillet-août 2004, mis en ligne le 01 juillet 2007, consulté le 14 juin 2015. URL : http://perspectiveschinoises.revues.org/673


Notes

1 Deux ouvrages de référence restituent ce débat dans le contexte historique. Voir Chen Yan, L’Eveil de la Chine. Les bouleversements intellectuels après Mao, 1976-2002, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2002 ; Zhang Lun, La Vie intellectuelle en Chine depuis la mort de Mao, Paris, Fayard, 2003.
2 Professeur à la Faculté d’histoire de l’Université normale de la Chine de l’Est, Shanghai.
3 Xu Jilin, « Jijin yu baoshou zhijian de dongdang » (Oscillations entre radicalisme et conservatisme), in Zhishifenzi lichang - Jijin yu baoshou zhijian de dongdang (Les positions des intellectuels - Oscillations entre radicalisme et conservatisme), Changchun, Shidai wenyi chubanshe, 1999, p. 40.
4 Professeur à l’Université de Princeton.
5 Professeur à la Faculté d’histoire de l’Université de Fudan, Shanghai.
6 Chercheur à l’Institut de recherche en littérature de l’Académie des sciences sociales de Shanghai.
7 Chercheur à l’Institut de recherche en philosophie de l’Académie des sciences sociales de Chine.
8 Voir Li Zehou, Liu Zaifu, Gaobie geming – Huiwang ershi shiji Zhongguo (Adieu à la révolution – Regard rétrospectif sur la Chine du 20e siècle), Hong Kong, Tiandi tushu youxian gongsi, 1997. Wang Yuanhua, Jiushi niandai fansilu (Ecrits sur l’examen rétrospectif des années quatre-vingt-dix), Shanghai guji chubanshe, 2000.
9 Professeur à la Faculté de lettres chinoises de l’Université normale de Hainan.
10 Yang Chunshi, « Xinbaoshouzhuyi yu xinlixingzhuyi » (Le néo-conservatisme et le néo-rationalisme), in Zhishifenzi lichang - Jijin yu baoshou zhijian de dongdang, op. cit., p. 492.
11 Economiste et professeur associé à l’Université chinoise de Hong Kong.
12 Voir Dangdai Zhongguo yanjiu zhongxin luncong (Recueil du Centre de recherche de la Chine contemporaine) de l’Université chinoise de Hong Kong, n° 4, 1991.
13 Chercheur à l’Institut de recherche en littérature de l’Académie des sciences sociales de Chine. 
14 Voir Tianya (L’Horizon), septembre 1997.
15 Professeur à la Faculté d’histoire de l’Université de Shanghai.
16 Zhu Xueqin, « 1998, ziyouzhuyi xueli de yanshuo » (1998, le discours philosophique du libéralisme), in Shuzhaili de geming : Zhu Xueqin wenxuan (La révolution du cabinet de travail : textes choisis de Zhu Xueqin), Changchun, Changchun chubanshe, 1999, p. 381.
17 Voir Wang Hui, Sihuo chongwen, Renmin wenxue chubanshe, Pékin, 2000, préface, pp. 343-345, pp. 430-432.
18 Ex-rédacteur en chef de La Culture : la Chine et le Monde, actuellement chercheur à l’Université de Hong Kong.
19 Gan Yang, « Zhongguo ziyouzuopai de youlai » (L’origine de la gauche libérale chinoise), in Sichao : Zhongguo xinzuopai jiqi yingxiang (Flot d’idées : la nouvelle gauche chinoise et son influence), Pékin, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2003, p. 111.
20 Docteur en économie.
21 Voir Ren Ze, « Zhongguo de xinzuopai shi ziyouzuopai ma ? » (La nouvelle gauche chinoise est-elle une gauche libérale ?), ibid, pp. 312-328.
22 Professeur à la Faculté d’histoire de l’Université de Qinghua.
23 Qin Hui, « Ziyouzhuyi, shehuiminzhuzhuyi yu dangdai Zhongguo wenti » (Libéralisme, social-démocratie et problèmes de la Chine contemporaine), in Sichao : Zhongguo xinzuopai jiqi yingxiang, op. cit., p. 385.
24 Ibid, pp. 389-390
25 Xu Youyu, « Ziyouzhuyi yu dangdai Zhongguo » (Le libéralisme et la Chine contemporaine), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua (Les positions des intellectuels - Débat sur le libéralisme et la scission de l’intelligentsia chinoise), Changchun, Shidai wenyi chubanshe, 1999, p. 417.
26 Wang Hui, « Dangdai Zhongguo de sixiang zhuangkuang he xiandaixing wenti » (L’état de la pensée chinoise contemporaine et la question de la modernité), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 93.
27 Ibid, p. 106.
28 Ibid, p. 118.
29 Chercheur à l’Institut de recherche en philosophie de l’Académie des sciences sociales de Chine.
30 Xu Youyu, « Ziyouzhuyi yu dangdai Zhongguo » (Le libéralisme et la Chine contemporaine), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., pp. 428-429.
31 Qin Hui, « Ziyouzhuyi, shehuiminzhuzhuyi yu dangdai Zhongguo wenti » (Libéralisme, social-démocratie et problèmes de la Chine contemporaine), in Sichao, op. cit., p. 384.
32 Professeur associé à l’Université normale de la Chine de l’Est, Shanghai.
33 Xu Jilin, Liu Qing, Luo Gang, Xue Yi, « Xunqiu disantiao daolu » (A la recherche de la troisième voie), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 328.
34 Xu Youyu, « Ziyouzhuyi yu dangdai Zhongguo » (Le libéralisme et la Chine contemporaine), ibid, p. 422.
35 Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Kobe.
36 Ji Weidong, « Rang women lai chongjian zhengzhi gongshi » (Retrouvons le consensus politique), voir http://www.tylf.net/xuejie/wangvsji.html
37 Zhu Xueqin, « 1998, ziyouzhuyi xueli de yanshuo » (1998, le discours philosophique du libéralisme), in Shuzhaili de geming : Zhu Xueqin wenxuan (La révolution du cabinet de travail : textes choisis de Zhu Xueqin), Changchun, Changchun chubanshe, 1999, p. 397.
38 Ibid, p. 402.
39 Xu Youyu, « Ziyouzhuyi yu dangdai Zhongguo » (Le libéralisme et la Chine contemporaine), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 419.
40 Voir Li Shenzhi, « Quanqiuhua yu quanqiu jiazhi » (La mondialisation et les valeurs universelles), in Fengyu canghuang wushinian – Li Shenzhi wenxuan (Cinquante ans de tourmente et de précipice – Textes choisis de Li Shenzhi), Hong Kong, Mingbao chubanshe, 2004, p. 387.
41 Wang Hui, « Dangdai Zhongguo de sixiang zhuangkuang he xiandaixing wenti » (L’état de la pensée chinoise contemporaine et la question de la modernité), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 117.
42 Professeur associé à la Faculté de lettres chinoises de l’Université de Pékin.
43 Han Yuhai, « Ziben dengyu ziyouhua ma ? » (Le capital égale-t-il la libéralisation ?), in Kexue shibao, le 3 janvier 1999.
44 Gan Yang, « Zhongguo ziyouzuopai de youlai » (L’origine de la gauche libérale chinoise), in Sichao : Zhongguo xinzuopai jiqi yingxiang (Flot d’idées : la nouvelle gauche chinoise et son influence), Beijing, Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2003, p. 118.
45 Chen Yan, op. cit., p. 233.
46 Han Yuhai, « Xiangyue 98, gaobie 98 » (Rendez-vous en 98, adieu à 98), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., pp. 223-224.
47 Zhu Xueqin, « Xinzuopai yu ziyouzhuyi zhizheng » (La querelle de la nouvelle gauche et du libéralisme), in Sichao, op. cit., p. 262.
48 Ren Ze, « Zhongguo de xinzuopai shi ziyouzuopai ma ? » (La nouvelle gauche chinoise est-elle la gauche libérale ?), ibid, p. 314.
49 Professeur à la faculté d’histoire de l’Université normale de la Chine de l’Est, Shanghai.
50 Xiao Gongqin, « Xinzuopai yu dangdai Zhongguo zhishifenzi de sixiang fenhua » (La nouvelle gauche et la division des intellectuels chinois d’aujourd’hui », in Sichao, op. cit., pp. 406-414.
51 Directeur du bureau de l’Agence de presse Xinhua à Hong Kong du 1er juillet 1983 au 12 février 1990, contraint de prendre sa retraite à l’issue des événements de 1989, Xu Jiatun vit en exil aux Etats-Unis depuis le 1er mai 1990.
52 Voir Xu Jiatun, « Chongxin renshi zibenzhuyi, zijue jianshe shehuizhuyi » (Redécouvrir le capitalisme, reconstruire le socialisme), in revue Qiushi (A la recherche de la vérité), n 5, 1988. L’article de Xu Jiatun a suscité de vives réactions critiques au sein du Parti communiste et de l’appareil d’Etat. Elles sont évoquées dans Xu Jiatun Xianggang huiyilu, (Mémoires de Xu Jiatun à Hong Kong), volume II, Hong Kong, Lianjing, 1993, pp. 447-448.
53 Chercheur invité à l’Université de Harvard.
54 Ren Jiantao, « Jiedu xinzuopai » (Lire la nouvelle gauche), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., pp. 212-213.
55 Ji Weidong, « Rang women lai chongjian zhengzhi gongshi » (Retrouvons le consensus politique), voir http://www.tylf.net/xuejie/wangvsji.html
56 Voir Wang Hui, « Dangdai Zhongguo de sixiang zhuangkuang he xiandaixing wenti » (L’état de la pensée chinoise contemporaine et la question de la modernité), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., pp. 88-90.
57 Xu Youyu, « Ziyouzhuyi, Falanke fuxuepai ji qita» (Le libéralisme, l’école de Francfort et autres), ibid, p. 190.
58 Professeur à la faculté de philosophie de l’Université de Fudan, Shanghai.
59 Professeur à la Faculté de lettres chinoises de l’Université normale de la Chine de l’Est, Shanghai.
60 Xu Jilin, Liu Qing, Luo Gang, Xue Yi, « Xunqiu disantiao daolu » (A la recherche de la troisième voie), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 324.
61 Ibid, p. 333.
62 Zhang Dongsun (1886-1973), intellectuel et homme politique, partisan d’une monarchie constitutionnelle à la fin de la dynastie des Qing. Professeur dans plusieurs universités chinoises dont l’Université de Pékin, il a créé en 1934 avec Zhang Junmai le Parti national socialiste qu’il a quitté en 1946.
63 Zhang Junmai (1887-1969), intellectuel et homme politique, professeur à l’Université de Pékin, co-fondateur du Parti national socialiste qui a changé de nom en 1945 pour devenir le Parti démocratique et social. Il a quitté la Chine en 1951 pour vivre aux Etats-Unis où il est décédé en février 1969.
64 Chu Anping (1909-1966 ?), intellectuel libéral, professeur à l’Université de Fudan, fondateur et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Guancha (L’Observateur), revue intellectuelle libérale, créée le 1er septembre 1946, censurée le 25 décembre 1948 par le gouvernement nationaliste (Guomindang). Nommé rédacteur en chef du Guangming ribao (Clarté) le 1er avril 1957, il a été condamné comme droitier et destitué de ses fonctions le 12 novembre de la même année. Il est porté disparu en septembre 1966, tout au début de la Révolution culturelle.
65 Zhang Rulun, « Disantiao daolu » (La troisième voie), in Zhishifenzi lichang - ziyouzhuyi zhizheng yu Zhongguo sixiangjie de fenhua, op. cit., p. 343.
66Voir Préface de l’auteur, Wenti yu zhuyi : Qin Hui wenxuan (Problèmes et doctrines : textes choisis de Qin Hui), Changchun, Changchun chubanshe, 1999, p. 6.
67 Professeur à la Faculté de lettres chinoises de l’Université normale de la Capitale.
68 Voir Tao Dongfeng « Baoshou ziyouzhuyi : zhonggguo wenhua jiangou de disantiao daolu » (Le libéralisme conservateur : la troisième voie pour établir la culture chinoise), in Zhishifenzi lichang - jijin yu baoshou zhijian de dongdang, op. cit., pp. 475-485.
69 Professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Zhongshan, Canton.
70 Mao Shoulong, « Ziyouzhuyi yu xinzuopai zhenglun zhi pinglun » (Critique sur le débat libéralisme contre nouvelle gauche), in Sichao, op. cit., pp. 379-380.
71 Xiao Gongqin, « Xinzuopai yu dangdai Zhongguo zhishifenzi de sixiang fenhua » (La nouvelle gauche et la division des intellectuels chinois d’aujourd’hui », ibid, p. 422.
72 Voir Ouzhou ribao (Europe Journal) le 23 octobre 2003, p. 16.
73 Zhongguo zhengfu chuangxin yanjiu zhongxin.
74 Voir la dépêche de the Central News Agency (Taiwan), datée du 10 septembre 2003, reprise par Europe Journal, le 12 septembre 2003.
75 Comme le souligne Xu Jilin à propos de la formation d’une communauté d’intellectuels et d’une nouvelle forme d’engagement : « C’est précisément ce réseau global de connaissances qui peut construire un sens complet à ce monde, et représenter une troisième force en dehors du pouvoir et du capital, c’est-à-dire un champ culturel autonome et en expansion. Il est le fondement de l’engagement public des intellectuels ».
Voir Xu Jilin, « Quelles possibilités pour les intellectuels engagés ? Spécialisation des connaissances, commercialisation de la culture et apparition du post-modernisme caractérisent la Chine des années 1990 », Perspectives chinoises, n° 81, janvier - février 2004, pp. 16-31.
76 « Dajiangshan, zuojiangshan » ou bien « Datianxia, zuotianxia ».
 
 
B) La Chine serait-elle en train de s’ouvrir au libéralisme ?

Le représentant de GenerationLibre en Asie-Pacifique, Thibault Danjou, a rencontré à Pékin l’équipe dirigeante d’Unirule Institute of Economics, le seul think-tank libéral chinois et le plus respecté sur le plan économique, désormais partenaire de GenerationLibre. Il ressort de ces entretiens que la Chine semble être sur le point de prendre un virage libéral sur le plan économique, tout en restant inébranlable sur le dogme du parti unique.

Le libéralisme a peut-être du mal à se faire entendre en France, mais il semble aujourd’hui bien établi… en Chine ! Unirule a été fondé en 1993 par le charismatique Mao Yushi, ancien dissident, économiste, et auteur de rapports très critiques contre Mao Zedong. Auteur d’une quinzaine de livres sur les avantages du libre-échange et de la privatisation, Mao Yushi a reçu l’année dernière le prestigieux Freedom Prize du Cato Institute. Son aura a contribué à faire évoluer la pensée des décideurs politiques chinois vers l’économie de marché. On peut lire sur leur site des papiers (dûment traduits en anglais) dénonçant les distorsions du marché dues aux grandes entreprises d’Etat, ou l’absence de garantie des droits de propriété des petits paysans. Unirule a même traduit en chinois Frédéric Bastiat, qui encore aujourd’hui a tant de mal à s’imposer dans l’Université française ! Quand on demande aux dirigeants d’Unirule comment ils ont pu mener un tel combat dans un pays encore officiellement communiste, ils citent l’exemple de l’école de Freibourg, qui élabora la doctrine de l’ordolibéralisme allemand en pleine dictature nazie…

Aujourd’hui, Unirule semble être en passe de remporter son combat. Le nouveau Premier Ministre, Li Keqiang, l’a fait savoir dès sa prise de fonction en mars dernier, en parlant d’une « mini-révolution » (terme lourd de signification en Chine) : il entend diminuer la taille de la bureaucratie chinoise, poser des limites aux pouvoirs du gouvernement, réduire d’un tiers les procédures administratives, et même ouvrir le rail, l’énergie ainsi que le secteur financier aux capitaux privés. Plus récemment, dans un discours aux cadres du parti, Li Keqiang s’est montré encore plus radical en affirmant que « le marché est créateur de richesse sociale, et la source de tout développement économique », parlant ouvertement de dérégulation et de concurrence. Pour les investisseurs étrangers, cette volonté réformiste devrait se traduire par l’ouverture du marché intérieur aux capitaux étrangers et l’assouplissement du contrôle des changes (un geste de détente dans la fameuse « guerre des monnaies »).

Les inquiétudes sur la croissance chinoise ne sont sans doute pas étrangères à cette volonté de changer de paradigme. Il n’empêche que, pour la première fois, la privatisation de larges secteurs de l’économie n’est plus une question tabou au sommet de l’Etat. Li Keqiang est titulaire d’un PhD en économie de l’Université de Pékin, ce qui tranche sur son prédécesseur, géologue, et plus largement sur la classe politique chinoise, de formation plutôt scientifique. Il semble déterminé à ouvrir la Chine aux mécanismes de marché, à « libérer les forces créatives ». Tous les concepts du « capitalisme », y compris la volonté de s’enrichir, sont légitimés – à condition de ne pas prononcer le mot.

Unirule exclut néanmoins toute ouverture politique de la part du régime et préfère ne pas s’étendre sur ces sujets. On ne saura donc pas comment ils se positionnent dans le débat sur la « fin de l’histoire » lancé par Francis Fukuyama dans les années 90. Rappelons qu’aujourd’hui l’idée de fin de l’histoire est de plus en plus mise en cause par le « consensus de Beijing », pour reprendre le titre du livre de Stefan Halper, universitaire et intellectuel américain. Autrement dit : l’économie de marché ne conduirait pas nécessairement à la démocratie, comme le voudrait une vision hégélienne de l’histoire, mais pourrait fort bien s’accomoder d’un régime autoritaire ou semi-autoritaire (ce que Halper appelle : le « market-authoritarianism »). Il s’agit d’un véritable défi lancé à l’idée occidentale d’Etat de droit. Economiquement, la Chine menace de rattraper le PIB des Etats-Unis ; intellectuellement, le consensus de Beijing affronte celui de Washington.

En attendant que ce débat s’ouvre, la Chine semble en train d’accomplir sa « mini-révolution » culturelle sur le plan économique, et l’équipe actuelle, normalement au pouvoir pour une décennie, a été très loin dans la volonté de libéralisation. Le rôle d’Unirule dans cette transformation, comme celui du CPS dans l’Angleterre thatchérienne, donnent du courage à GenerationLibre, qui est heureux de s’associer officiellement à Unirule, et lui souhaite un joyeux vingtième anniversaire.

Le Parti Communiste Chinois choisit le libéralisme pour assurer sa croissance économique - par Netter d'IdL



C) Un modèle de socialisme libéral en Chine - Entretien avec le politologue Cui Zhiyuan

Cet entretien avec un politologue chinois diplômé de l’Université de Chicago offre un aperçu de la politique chinoise d’expérimentation locale à travers l’expérience de Chongqing. Cui Zhiyuan explique comment la politique sociale de la ville s’allie à l’économie de marché en s’appuyant sur les bénéfices des entreprises publiques.
Au milieu des années 1990, les conséquences sociales de l’intensification de la politique de Réforme et d’Ouverture consécutive à la répression de juin 1989 ont provoqué un vif débat au sein de l’intelligentsia chinoise. Cette période marque la fin du large consensus des années 1980 sur la nécessaire implantation du libéralisme et de la démocratie en Chine. Des divisions ont vu le jour, principalement marquées par l’opposition entre les libéraux Hayekiens opposés à l’intervention de l’État et la Nouvelle Gauche, composée de sociaux-démocrates acceptant l’économie de marché, contrairement à la gauche traditionnelle. Sur cet échiquier politique fragmenté, Cui Zhiyuan se situe très à gauche. On catégorise généralement ce chercheur en économie politique et philosophie politique en poste au département de politique publique et d’administration de la prestigieuse Université Tsinghua à Pékin comme un membre de la Nouvelle Gauche. Il s’identifie plus volontiers comme un socialiste libéral dans la tradition de John Stuart Mill et de James Meade. Mill a développé le concept de socialisme libéral dans le chapitre « De l’avenir probable des classes laborieuses » de ses Principes d’économie politique, où il infléchit considérablement le droit à la propriété privée en ce qui concerne les moyens de production et défend l’idée d’une économie de marché dominée par des entreprises coopératives démocratiques et décentralisées. Quant à James Meade, économiste Keynésien Britannique lauréat, avec Bertil Ohlin, du Prix Nobel d’économie en 1977, Cui Zhiyuan a exprimé son admiration pour ses velléités de réconciliation des principes d’efficacité économique et d’une juste répartition des revenus [1].
Après avoir terminé sa thèse consacrée à la contrainte budgétaire lâche [2] sous la direction de Jon Elster, Adam Przeworski et Lester Telser à l’Université de Chicago en 1995, Cui a enseigné la science politique à MIT pendant six ans. Il y rencontra Charles Sabel, un des plus grands spécialistes de la production post-Fordiste et auteur de Second industrial divide. À l’École de droit d’Harvard, il fit la connaissance de Roberto Unger, qui mit entre parenthèse sa carrière universitaire de 2007 à 2009 afin de devenir ministre des Affaires Stratégiques dans le gouvernement de Lula. Les recherches de Cui Zhiyuan portent sur la question de la démocratie économique. Or, selon lui, « la Chine est un terrain privilégié pour l’exploration mondiale d’innovations institutionnelles et théoriques ». C’est une des raisons principales qui l’a décidé à revenir en Chine, où « l’on trouve davantage de flexibilité et où les choses ne sont pas déterminées de façon irrévocable » (interview du premier février 2009 avec l’auteur). Ses articles ont reçu là-bas des réponses parfois violentes de libéraux tels que Xu Youyu et Qin Hui, qui appartiennent à une autre génération et dont les opinions politiques remontent à leur expérience des pires moments de la Révolution Culturelle. Cui est en effet un des rares intellectuels chinois qui se risque à évoquer des éléments positifs du passé maoïste. Il déclare en effet qu’ils peuvent servir de fondations aux innovations institutionnelles. Dans un article sur la Constitution Angang [3], la charte interne datant des années 1950 d’une aciérie du Nord-Est de la Chine, Cui déclare que ses principes – liangcan (deux participations : les dirigeants de l’entreprise doivent participer au travail de production et les ouvriers à la gestion de l’entreprise) yigai (une réforme : réformer les régulations déraisonnables du lieu de travail) sanjiehe (trois combinaisons : les ouvriers et les ingénieurs devraient s’associer etc.) – prouvent que les idées de co-détermination et de démocratie économique n’ont rien de nouveau en Chine et peuvent être approfondies.

La stratégie chinoise d’innovation et l’expérience de Chongqing

À l’occasion du trentième anniversaire de la politique de Réforme et d’Ouverture et du soixantième anniversaire de la République Populaire de Chine, un grand nombre de publications ont tâché de chercher la recette du succès chinois. Certains chercheurs tels que Sebastian Heilmann et Wang Shaoguang se sont concentrés sur l’approche expérimentale pragmatique, résumée dans la célèbre image de Deng Xiaoping, « traverser la rivière à tâtons », que le gouvernement chinois a adoptée. Heilmann a décrit ce « mode distinct de gouvernance » qu’il nomme « expérimentation hiérarchisée » (experimentation under hierarchy). Wang Shaoguang affirme que c’est précisément la « capacité d’adaptation » (shiying nengli) du système politique chinois qui a permis au pays de dépasser un nombre incalculables d’obstacles institutionnels et politiques. Il montre que les dirigeants chinois ont su répondre aux problèmes tels qu’ils se posaient et qu’ils ont beaucoup appris des expériences contrôlées menées à petite échelle dans le but de découvrir des instruments propres à résoudre certaines difficultés. Cette approche progressive s’explique en partie par la formation d’ingénieur de cette génération de dirigeants, mais aussi à leur expérience, souvent cruelle, des méthodes révolutionnaires. « Tout en préservant l’unité politique, le système autorise des prises de décisions décentralisées dans autant d’endroits que possible et crée ainsi les conditions institutionnelles pour la recherche de diverses méthodes de résolution des problèmes à travers des pratiques et expériences décentralisées » [4]. Les gouvernements locaux sont enclins à innover car leur performance n’est désormais plus seulement évaluée en termes de croissance économique. On leur demande d’asseoir leur légitimité auprès des groupes sociaux de leur juridiction pour maintenir la stabilité sociale devenue prioritaire et sans laquelle ils n’ont aucune chance d’être promus. Dans ce contexte d’expérimentations locales multiples et généralisées, des chercheurs comme Cui Zhiyuan ont trouvé de nouveaux exutoires à leurs propositions théoriques. Dans un article intitulé « Comment comprendre la Chine d’aujourd’hui : une interprétation du concept de petite prospérité », Cui développe l’idée que la Chine est un terrain propice aux innovations institutionnelles, en particulier en ce qui concerne l’économie de marché socialiste : un mélange original de biens publics et d’économie de marché distinct de la social-démocratie en ce sens qu’il se situe au niveau de la distribution des revenus primaires et non de la redistribution. Le chercheur a récemment trouvé un terrain d’application pour ses théories et il se consacre désormais à ce qu’il appelle l’expérience de Chongqing (Chongqing jingyan). Comme il l’explique lors d’un entretien mené en avril dernier à Chongqing :
« Chongqing est une ville très importante en Chine. C’est une des quatre municipalités placées directement sous la juridiction du gouvernement central avec Pékin, Shanghai et Tankin (zhixiashi). C’est la plus récente et la plus peuplée de ces municipalités. Elle comprend 33 millions d’habitants alors que Pékin n’en a que 20 millions. Elle a reçu ce statut en 1997, au moment où Chongqing a été séparée du reste de la province du Sichuan, pour faciliter la gestion de la construction du Barrage des Trois Gorges. En outre, Chongqing a, comme Chengdu, été choisie par le Conseil des affaires de l’État pour devenir une zone expérimentale de développement intégré des zones urbaines et rurales (chengxiang zonghepeitao gaige shiyanqu). La municipalité de Chongqing est plus grande et plus peuplée et 70% de sa population vit à la campagne. Sa taille et sa distribution démographique propices expliquent que le cas de Chongqing revêt une importance nationale d’autant plus grande que la crise financière mondiale a renforcé le besoin de dynamiser la demande intérieure. Cela peut également permettre de réduire les tensions commerciales entre les États-Unis, l’Europe et la Chine. Si la demande intérieure chinoise pouvait être développée, la Chine dépendrait moins des devises étrangères et des exportations et cela réduirait le soi-disant déséquilibre de la balance commerciale mondiale. Or, il faut augmenter le revenu de la population rurale pour stimuler le marché intérieur. D’où la centralité de l’expérience menée à Chongqing.
J’ai décrit l’expérience de Chongqing dans plusieurs articles récents. Nous nous trouvons à présent dans les bureaux de la commission des biens publics du gouvernement municipal (guoziwei). Le gouvernement central, mais aussi les gouvernements locaux, détiennent des entreprises et des propriétés publiques. Je suis depuis peu l’assistant du directeur de la commission. J’aurai le statut de vice-directeur pendant un an. J’ai accepté ce poste officiel sans hésitation parce qu’il me semble plus stimulant que de rester à l’université, où la plupart des gens sont trop détachés de la réalité. Ces dix dernières années, dans la plupart des provinces, les gouvernements locaux ont impulsé de larges privatisations. À Chongqing, même si des privatisations de grande envergure ont aussi eu lieu, les biens publics locaux ont crû six à huit fois. Les entreprises privées locales ont en parallèle crû au même rythme. L’expérience de Chongqing montre donc que la propriété publique n’est pas nécessairement incompatible avec l’entreprenariat privé et que l’un ne se substitue pas à l’autre. Il me semble qu’ils ne sont pas en relation de substitution mais de complémentarité. Un des principaux mécanismes en jeu repose sur les bénéfices produits par ces biens publics dans l’économie de marché. Récoltés par le gouvernement municipal, ils lui permettent de réduire le taux d’imposition des entreprises privées et des individus. Il n’est ainsi pas nécessaire de les taxer lourdement puisque les biens publics ont multiplié par huit leurs revenus en huit ans ».

La politique de développement de l’Ouest de la Chine

Dans les années 1990, certains chercheurs chinois ont averti les dirigeants politiques que les inégalités, notamment inter régionales, croissaient à un rythme dangereux. Dans Political economy of uneven development : the case of China, Wang Shaoguang et Hu Angang ont montré que la région Ouest de la Chine était particulièrement sous-développée et ont recommandé au gouvernement de réagir : « les inégalités croissantes ne sont pas une fatalité. L’action politique s’impose ». Les rapports rédigés par ces deux chercheurs constituent des prises de position qui font date pour la Nouvelle Gauche. En Janvier 2000, le Conseil des affaires de l’État a créé un groupe dirigeant (lingdao xiaozu) chargé du développement de l’Ouest de la Chine afin d’aider cette région a rattraper le niveau de développement des régions côtières, grandes bénéficiaires des réformes économiques. Cette politique couvre six provinces (le Gansu, le Guizhou, le Qinghai, le Shaanxi, le Sichuan, et le Yunnan), cinq régions autonomes (le Guangxi, la Mongolie intérieure, le Ningxia, le Tibet, et le Xinjiang) et une municipalité (Chongqing), et vise à stimuler la croissance économique endogène, à réduire les inégalités socio-économiques, et à garantir la stabilité sociale et politique des régions non majoritairement Hans.
« La Chine a lancé sa stratégie de développement de l’Ouest du pays (xibu da kaifa) en 2001. Chongqing est une des villes les plus importantes de l’Ouest de la Chine et elle a le rang administratif d’une province. Le gouvernement central a accordé des privilèges politiques aux douze régions concernées par cette politique : elles sont autorisées à ne taxer les entreprises qu’à hauteur de 15% de leurs revenus alors que la moyenne nationale s’élevait à 33% jusqu’en 2008 et s’élève à présent à 25%. Certaines provinces ont pourtant volontairement abandonné ce privilège après deux ou trois ans et sont revenues à un taux d’imposition de 33% afin de financer des dépenses sociales fondamentales telles que le versement du salaire des enseignants ou la construction d’axes routiers. Seule Chongqing a finalement gardé un taux d’imposition des entreprises locales de 15%. C’est ce qui lui a permis d’attirer des investissements étrangers colossaux provenant d’entreprises telles qu’Hewlett-Packard et Foxconn, qui prévoient de produire 20 millions d’ordinateurs portables par an à Chongqing. Hewlett-Packard a même transféré son centre de gestion de Singapour à Chongqing. Cette démarche est suffisamment inhabituelle pour être remarquée : les investisseurs étrangers n’avaient encore jamais déplacé leurs centres de gestion en Chine. Ils sont habituellement localisés à Singapour, où le taux d’imposition est de 17,5%, ou à Hong-Kong. Le taux d’imposition faible est un moteur de l’entreprenariat local privé ; paradoxalement, il ne peut être viable que si les biens et entreprises qui appartiennent au gouvernement municipal font des bénéfices et lui rapportent. C’est pourquoi l’on peut parler d’un nouveau modèle. Ce n’est en aucun cas un retour à la période précédant les réformes ; les biens publics ne généraient alors pas de revenus sur le marché. Le cas de Chongqing donne par conséquent corps au concept d’économie de marché socialiste et à la coexistence de différentes formes de propriété sur le marché. Beaucoup de gens n’y voyaient d’abord qu’un slogan masquant une véritable économie de marché concurrentielle. C’est un aspect fascinant du modèle de Chongqing ».
Le statut particulier et le succès économique de la ville lui ont permis de lancer plusieurs projets pilotes. Bien que ce sont les mesures populistes telles que la campagne de grande envergure contre la corruption locale qui ont reçu une large couverture médiatique locale, nationale et internationale, d’autres mesures consacrées à l’échange des terres ou au logement social n’ont quasiment pas fait attiré l’attention avant que le gouvernement municipal et Cui Zhiyuan ne lancent une grande campagne de publicité.

Un échange de titres de propriété d’un genre nouveau

En Chine, les terres cultivables sont des propriétés collectives divisées en petites parcelles réparties entre les agriculteurs sous forme de baux d’une durée de trente ans. Les gouvernements villageois chapeautés par les secrétaires du Parti locaux sont les véritables détenteurs du pouvoir décisionnel. Des élections sont organisées depuis les années 1980 pour permettre aux villageois de désigner directement leurs dirigeants locaux. Cela leur donne un meilleur contrôle des ressources locales et leur permet d’accroître leur indépendance et leur auto-suffisance ; notamment à travers la création d’entreprises coopératives villageoises et la gestion des terres habitées, des zone cultivables et des forêts [5]. En octobre 2008, le Parti Communiste a dévoilé une nouvelle politique de réforme des terres destinée à relever le niveau insuffisant des revenus des 750 millions d’habitants des campagnes et à les encourager à louer ou à transférer leur droit d’usage de la terre dans un marché des terres en devenir. Cette politique correspond à l’extension des projets pilotes menés dans la province du Guangdong et dans la municipalité de Chongqing. Les terres collectives y étaient échangées directement sans acquisition préalable par les gouvernements locaux. Avant cette loi, les gouvernements acquéraient en effet les terres à des prix absolument dérisoires et faisaient des profits substantiels en les revendant bien plus cher à des promoteurs. Le Parti promeut à présent le transfert des droits d’utilisation de la terre car 226 millions des 500 millions de travailleurs des campagnes trouvent du travail ailleurs et ne sont ainsi plus engagés dans la production agricole. Ce phénomène est à l’origine d’une grande inefficacité et de la sous-utilisation des terres cultivées. La politique mise en place encourage l’accélération du processus d’urbanisation : la population urbaine migrante peut transférer plus facilement ses droits d’utilisation de la terre et financer ses dépenses dans les villes où elle est installée par le revenu stable que lui apporte la location de ses terres [6]. L’expérience pilote de Chongqing nous permet par conséquent d’entrevoir les conséquences de cette nouvelle politique nationale. Cui Zhiyuan explique :
« Un des aspects cruciaux de l’expérience menée à Chongqing correspond à la politique de développement intégré des zones urbaines et rurales, qui consiste à partager plus équitablement les bénéfices de l’urbanisation avec la population rurale. L’urbanisation conduit en effet nécessairement à l’augmentation de la valeur de la terre. L’année prochaine marquera le centenaire de la révolution de 1911. Le volant économique de la théorie des trois principes du peuple de Sun Yat-sen a été explicitement inspiré par la pensée d’Henry George, le penseur américain de l’impôt unique sur la terre. Celui-ci défendait la théorie que la hausse des prix des terrains n’avait rien à voir avec les efforts des propriétaires terriens mais s’expliquait plutôt par les routes et chemins de fer construits par le gouvernement et les boutiques et activités diverses montées par des individus à un endroit précis. Selon lui, c’était l’agrégation de ces différents individus qui poussait les prix des terrains à la hausse par un effet de conglomération. La prise de valeur de la terre ne devait par conséquent pas profiter à un unique individu privé mais à l’ensemble de la société. D’après ses estimations, si le gouvernement parvenait à représenter l’ensemble de la société et à profiter de la majeure partie de la hausse des prix des terrains, il se libérait de la dépendance envers d’autres formes de taxation. Il a appelé ce processus le mouvement pour une taxe unique. C’est lorsque Sun Yat-Sen étudiait la médecine à Hawaii qu’il a fait la connaissance d’un ami d’Henry George. Il désirait rencontrer ce dernier en personne mais Henry George est mort d’une crise cardiaque au cours de sa campagne pour gagner la mairie de New York. Ces idéaux de socialisation des revenus provenant de la terre conçus par Henry George et Sun Yat-Sen ont inspiré l’élaboration à Chongqing d’une méthode originale de captation de la valeur de la terre. En décembre 2008, Chongqing a créé la première bourse d’échange de terres en Chine. Shanghai et Shenzhen ont leurs bourses financières, mais Chongqing est la première ville de Chine à avoir établi une bourse des baux ruraux (dipiao).
Deux politiques nationales majeures entrent en contradiction : la Chine veut une urbanisation rapide mais elle ne veut pas dépendre de l’importation de nourriture. Les dirigeants ont donc fixé une surface minimale de terres arables à ne pas réduire. L’ensemble des terres arables en Chine ne pas être réduit à moins d’1,8 milliards de mus (120000 hectares). Le Conseil d’État a accordé le statut de zone spéciale d’expérimentation à Chongqing pour que la ville contribue à résoudre la contradiction entre ces deux objectifs nationaux grâce des expérimentations pionnières. Dans un premier temps, peu de publicité était faite à ces projets de pointe ; on a attendu d’obtenir des résultats complets. La stratégie adoptée ne consiste pas à réduire les terres arables existantes mais au contraire à les augmenter. Ceci ne peut être rendu possible que par la reconversion de terres constructibles en terres arables. Dans les villages, les terres sont en effet divisées en terres cultivables et en terres constructibles, elles-mêmes divisées en lopins résidentiels et en lopins industriels. Les paysans ont donc commencé à reconvertir certaines usines et vieilles routes désaffectées en terres cultivables. Ils ont aussi ramassé davantage leur espace résidentiel, habituellement très épars, et ils vivent désormais dans des zones plus denses mais aussi rendues plus confortables par de nouveaux aménagements, notamment d’accès à l’eau. Cela leur a permis de reconvertir le terrain de leur ancien lieu de résidence en terre cultivable. La surface totale de terres arables a ainsi pu augmenter et leurs baux pu être vendus à la bourse de Chongqing sans réduire la superficie globale des terres cultivables. N’importe qui - qu’ils soient promoteurs, acheteurs privés ou publics - peut participer aux enchères qui ont lieu à la bourse des échanges au centre financier de Chongqing. Depuis son instauration en décembre 2008, dix enchères ont déjà eu lieu. Lors de la dernière, qui date du 28 avril, le prix d’un bail d’un mu était fixé à RMB 140000 (16000 euros). Cette somme est ensuite revenue au village qui a converti ses nouvelles terres cultivables. C’est par ce biais que les paysans peuvent profiter de la plus-value des terres due à l’urbanisation. Ailleurs, à Pékin par exemple, seuls les résidents de zones limitrophes aux villes profitent, en cas de confiscation de leur terre, de cette hausse des prix grâce à l’urbanisation, même s’ils se plaignent de l’insuffisance des compensations financières qui leur sont offertes. Au contraire, à Chongqing, même ceux qui résident loin des villes peuvent bénéficier du processus d’urbanisation et recevoir une rétribution pour les terres cultivables qu’ils ont reconverties. L’argent est ainsi versé à l’ensemble du village, qui peut ensuite le réutiliser comme il le souhaite. Cela dépend de ce que le comité villageois décide. Les décisions doivent être entérinées par deux tiers des voix du village ».

Les logements sociaux

En ce qui concerne le logement de la population urbaine, après l’abolition en 1998 de l’affectation en nature de logements publics, les appartements ont été vendus aux locataires à des prix subventionnés et un système d’offre immobilière a été établi, comportant des programmes de logements aux loyers à faible coût pour les revenus les plus modestes, et abordables pour les foyers aux revenus plus élevés et ordinaires. D’autres mesures ont été prises pour assouplir les régulations sur les prêts immobiliers et développer un marché de l’immobilier ancien et un marché des locations. Les conditions d’habitation des citadins se sont considérablement améliorées, mais les besoins des populations les moins favorisées restent inassouvis dans beaucoup de villes. L’évolution de la politique gouvernementale, non seulement vouée au développement et à la croissance économique, mais aussi à l’amélioration de la qualité de vie de la population depuis 2007, a fortement dynamisé les programmes de logements sociaux. Cui Zhiyuan explique que Chongqing a lancé son propre programme immobilier puisqu’une des principales préoccupations des Chinois à l’heure actuelle concerne la flambée des prix des appartements commerciaux.
« Avant la réforme, tous les logements appartenaient à l’État et ils étaient loués à très bas prix. Après la réforme, les biens publics ont été privatisés par un processus équitable. Par exemple, mes parents ont loué un appartement à Pékin pendant près de quarante ans jusqu’à ce qu’on leur propose de l’acheter dans les années 1990 à très bas coût étant donné qu’ils avaient travaillé pour la même unité de travail (danwei) et loué cet appartement pendant de longues années. Le pourcentage de propriétaires en Chine est par conséquent plus élevé qu’aux États-Unis. On peut parler d’une véritable tradition dans les villes chinoises. Les attentes de la population sont très élevées. J’ai épousé ma femme aux États-Unis, car nous étions tous les deux étudiants là-bas, et la plupart de mes collègues américains se mariait sans acheter d’appartement ou de maison. Cependant, beaucoup de jeunes Chinois pensent qu’ils doivent d’abord acheter un appartement avant de se marier. La plupart des gens se plaint des prix des appartements commerciaux en Chine. 5% des logements seulement sont des complexes immobiliers à bon marché. Ils sont réservés aux citadins aux revenus les plus faibles. Cela ne suffit pas. C’est la raison pour laquelle Chongqing a lancé un nouveau programme immobilier. Outre le marché des appartements commerciaux, les appartements locatifs publics devraient constituer 35 à 40% du parc immobilier. Cette mesure vise à offrir des appartements à des prix raisonnables aux jeunes diplômés. Ceux-ci ne sont pas pauvres mais ils ne devraient pas s’endetter aussi lourdement qu’ils tendent à le faire pour acheter un appartement. Chongqing a donc commencé à construire ces complexes dans vingt quartiers différents de la ville. 40 millions de m2 sont construits dans ce but par les entreprises publiques gérées par la commission des biens publics dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Ces appartements aux loyers contrôlés rapportent moins aux promoteurs, qui sont réticents à participer à ces programmes. C’est pourquoi les autres grandes villes ne peuvent s’embarquer dans ce type de projets ; il leur manque les entreprises publiques locales pour s’en charger ».

Du campus au gouvernement local

Les universitaires chinois sont déchirés entre deux traditions intellectuelles : l’idée occidentale de l’université autonome introduite pendant la dynastie Qing par des fonctionnaires formés à l’étranger ; et les valeurs confucéennes de formation des lettrés destinés à devenir fonctionnaires telles qu’exprimées dans le principe des Entretiens de Confucius « devenir fonctionnaire quand on est un grand lettré » (xue er you ze shi) [7]. Ces deux traditions coexistent dans le milieu académique chinois. Certains chercheurs se consacrent à la recherche pure alors qu’une sorte de marché des idées se développe, au sens où certains universitaires s’efforcent d’apporter une contribution et de trouver des solutions aux nombreux obstacles et difficultés rencontrés par le pays dans sa quête effrénée de modernisation et de développement. Les dirigeants sélectionnent les idées qui leur conviennent le plus. La nature technocratique et pragmatique du gouvernement chinois - et ses dirigeants qui tentent d’identifier, d’analyser et de résoudre les problèmes quand ils se posent pour conserver le pouvoir - encourage ces pratiques. Divers moyens de communication entre les chercheurs et les dirigeants existent. Les canaux confidentiels qui permettent d’attirer l’attention des dirigeants par le biais de publications internes (neibu) et de relations interpersonnelles se révèlent aujourd’hui moins efficaces que les publications destinées au grand public [8]. Étant donné que les dirigeants chinois lisent attentivement les débats et publications qui paraissent dans la presse traditionnelle et sur Internet, ils prennent connaissance des suggestions que les économistes, sociologues et juristes - pour ne citer que les disciplines considérées comme les plus pertinentes aux dirigeants - ont à leur faire et ils les invitent régulièrement à partager leurs idées avec eux, voire à participer à l’élaboration ou à la révision de certaines nouvelles politiques. Ces rencontres ont lieu au niveau central, mais aussi local, où les pratiques expérimentales permettent davantage d’innovation et de flexibilité. Dans le cas de Cui Zhiyuan, le gouvernement de Chongqing a amorcé ses réformes avant de prendre contact avec lui :
« En novembre 2008, j’ai participé à la conférence annuelle de l’association chinoise des économistes organisée à Chongqing. À cette occasion, le secrétaire du Parti Bo Xilai et le premier adjoint au maire, le maire actuel de Chongqing, Huang Qifan, ont rencontré cinq économistes. C’est au cours de cette longue discussion que j’ai entendu parler pour la première fois de l’expérience de Chongqing. Je suis retournée ici huit fois en 2009 pour mener des recherches et participer à des réunions organisées par le gouvernement local. J’ai aussi écrit un certain nombre d’articles sur la question. Je me suis consacré à l’étude de la politique de la municipalité et j’ai commencé des recherches plus poussées pour comprendre la démarche du gouvernement local mais aussi pour l’aider à mieux la présenter. Certains dirigeants locaux obtiennent de très bons résultats mais ils ne maîtrisent pas nécessairement toutes les implications de ce qu’ils entreprennent ni n’en ont une bonne vision d’ensemble. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. En outre, l’idéologie qui domine parmi les économistes chinois, et tout particulièrement à Pékin, est très marquée par la pensée néo-libérale. La politique du gouvernement de Chongqing a ainsi été très critiquée. Les économistes de Pékin somment le gouvernement municipal de privatiser davantage sans comprendre que le secteur privé se développe à Chongqing plus vite encore que le secteur public. Les économistes restent obnubilés par la croissance du secteur public. Il s’agit en réalité d’un modèle de développement simultané des entreprises publiques et privées. Des justifications théoriques sont nécessaires car la pensée dominante, même à l’étranger, considère l’un comme un substitut de l’autre.
J’avais ainsi déjà commencé à m’exprimer sur l’expérience de Chongqing avant de venir travailler ici. Cette année, je vais continuer à publier des articles internes s’adressant aux fonctionnaires mais aussi des articles qui paraîtront dans des revues générales. Il se passe beaucoup de choses à Chongqing actuellement. De nombreuses difficultés perdurent et le niveau de départ était très bas. Toutefois, la ville a ses avantages, tels que l’importance de la culture et de diverses traditions dans ce lieu qui fut la capitale de la Chine pendant l’occupation de la Deuxième Guerre Mondiale ».

La méthode chinoise d’expérimentation locale

Le découpage administratif de la République Populaire de Chine se fait en provinces (sheng), préfectures (diqu), districts (xian), cantons (xiang) ou villes (zhen). Les villages (cun) correspondent à un cinquième échelon informel. Les performances des gouvernements locaux n’ont longtemps été mesurées qu’en termes de croissance économique, mais la société chinoise est devenue de plus en plus fracturée (duanlie), pour reprendre l’expression employée par le sociologiste Sun Liping lorsqu’il a tiré la sonnette d’alarme [9], et les priorités ont légèrement évolué. De formidables inégalités ont contribué à l’augmentation de l’instabilité. Le ministère de la Sécurité Publique décomptait ainsi 87000 soulèvements populaires en 2005, en augmentation de 6,6 pour cent par rapport à 2004, et de 50 pour cent par rapport à 2003. Le ministère ne rend depuis plus publiques ses dernières estimations. Ces protestations sont dans la plupart des cas provoquées par des cas manifestes de corruption ou d’abus de pouvoir de la part des gouvernements locaux, des expropriations injustes, des bavures policières ou judiciaires, ou encore des cas graves de pollution. Il ne faut pourtant pas négliger le fait que les protestataires ne conçoivent pas l’État chinois de façon monolithique et que leur première démarche consiste à présenter leurs doléances aux échelons supérieurs. Le gouvernement central est censé résoudre ou arbitrer leurs disputes avec les autorités locales [10]. Les cadres locaux peuvent, quant à eux, perdre toute chance d’être promus si des soulèvements éclatent dans leur juridiction. C’est la raison pour laquelle ils mettent en place des innovations institutionnelles destinées à la pacifier les conflits sociaux et à asseoir leur légitimité. Les innovations les plus réussies sont copiées et implantées ailleurs avant d’être généralisées à l’échelle de toute une province ou du pays tout entier.
« Dans l’Union Européenne, une sorte d’examen politique par des « méthodes souples de coordination » est évoqué dans le programme communautaire de Lisbonne. On y lit que chaque pays membre de l’Union Européenne doit respecter les principaux objectifs de l’Union et subir un examen annuel par une délégation constituée d’autres pays membres. Bien que les objectifs généraux de l’Union Européenne sont fixés collectivement, chaque pays membre bénéficie d’une grande marge de manoeuvre quant aux méthodes choisies pour les atteindre. Ces innovations font toutefois l’objet d’un examen périodique. Ce mécanisme formel pourrait servir d’exemple à la Chine. Nous devrions nous référer à ce genre de mécanisme et organiser une conférence politique.
On trouve de nombreux exemples d’instabilité sociale dans diverses provinces chinoises. Les événements qui ont suivi la privatisation d’une usine locale de sidérurgie à Jilin, par exemple, ont reçu une couverture médiatique nationale. Des soupçons de corruption pesaient sur cette privatisation et le nouveau gérant de l’entreprise a été tué alors qu’il tentait de renvoyer des employés. C’est un cas légal d’une grande complexité car il est difficile de prouver que les employés de l’usine l’ont tué et des témoignages convergent pour dire qu’un homme, qui aurait été envoyé par des concurrents, s’était mélangé aux travailleurs. Des exemples comme celui-ci ont montré au gouvernements locaux que trop de privatisations rapides peuvent non seulement engendrer de l’instabilité mais aussi la perte des revenus potentiels apportés par les propriétés et entreprises publiques. Ces privatisations les amènent à taxer plus lourdement les entreprises privées au grand dam des entrepreneurs et propriétaires privés dont les gouvernements espéraient recevoir le soutien. Plusieurs provinces telles que le Shandong ont par conséquent envoyé des groupes d’études dans la région de Chongqing pour comprendre comment la commission des biens publics géraient les entreprises et propriétés municipales. À l’échelon central, les dirigeants commencent à s’intéresser aux expériences menées à Chongqing. Le secrétaire du Parti, Bo Xilai, qui a été envoyé à Chongqing à la fin 2007 est en effet membre du Bureau Politique et son père, Bo Yibo, appartenait à la première génération de dirigeants communistes. Son statut politique a ainsi renforcé la proéminence de l’expérience de la ville ».
 par Emilie Frenkiel

Cet article a été publié en anglais dans www.booksandideas.net.

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