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novembre 20, 2015

Le désastre de la recherche et développement en France

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.




Sommaire: 

A) Alain Prochiantz, Collège de France : "Les choix budgétaires en matière R&D publique et privée sont désastreux" - Le Nouvel Economiste - Propos recueillis par Patrick Arnoux

B) Innovation de Wikiberal

C) Power to the user: comment l’innovation remet la technologie dans les mains des utilisateurs - Philippe Silberzahn






A) "Les choix budgétaires en matière R&D publique et privée sont désastreux"




Pour le chercheur-enseignant-patron de cette institution atypique, il faut créer les conditions matérielles et financières pour que la recherche en France reste une activité valorisée et attractive. Nous n’en prenons pas le chemin

Cénacle de beaux esprits, loin des paillasses et des souris, les vastes bureaux et salons de boiseries blondes de l’administrateur du Collège de France viennent d’accueillir, il y a quelques semaines, un biologiste intime de ces labos travaillant sur les organismes vivant. Il est le nouveau “patron” d’un ensemble choisi de professeurs à la carrière prestigieuse enseignant dans toutes les disciplines scientifiques ou littéraires dans des amphithéâtres où se côtoient l’homme de la rue et le super-chercheur distingué. Au-delà du rayonnement de cette institution qu’il veut démultiplier grâce au numérique, c’est l’état actuel de la recherche en France qui suscite de sa part une véritable alarme. Indigné par la situation matérielle “catastrophiques” accordée aux chercheurs, au nom de la compétitivité de l’économie et des stratégies d’innovation, il plaide avec fougue pour une amélioration sensible de leur traitement et moyens. Tous les pays qui ont l’intention d’exister dans les années qui viennent augmentent leur investissement en recherche et développement (R&D). Ainsi, l’Allemagne l’a fait passer ces 20 dernières années de 2,25 % à 3 % de son PIB. La France, contrairement aux recommandations du traité de Lisbonne de 2000, en est restée au même pourcentage ,très insuffisant, de 2,25 %. Conséquence : nos voisins allemands investissent 30 % de plus que nous dans le secteur global de la R&D (public et privé), soit un différentiel de 16 milliards par an pour un PIB français de 2000 milliards. 

“Nos voisins allemands investissent 30 % de plus que nous dans le secteur global de la R&D (public et privé), soit un différentiel de 16 milliards par an ” 

Ces 2,25 % se répartissent à peu près en 1,4 % pour le secteur privé et 0,8 % pour le secteur public. Il serait nécessaire que la part du public passe à 1 % – soit environ 4 milliards de plus – et celle du privé à 2 %, soit à 12 milliards supplémentaires. Ce déficit d’investissement est préoccupant, car l’innovation, que précède la recherche, est indispensable pour que l’offre des entreprises ait un contenu adapté à une demande de plus en plus avide de technologie. La baisse de compétitivité de notre industrie est donc en partie explicable par la politique de R&D menée en France depuis au moins 1995. 

Les relations Recherche publique et privée
Les relations entre la recherche publique et celle du privé, en principe fondamentale pour l’une et appliquée pour l’autre, sont très importantes. Pour la recherche publique, une très grande liberté est nécessaire car la programmation y est difficile, voire illusoire. D’expérience, nous savons que des découvertes qui peuvent sembler ésotériques et sont d’un coût minime, se révèlent parfois sources d’innovations révolutionnaires d’intérêt sociétal et économique important. 

“Des découvertes qui peuvent sembler ésotériques et sont d’un coût minime, se révèlent parfois sources d’innovations révolutionnaires d’intérêt sociétal et économique important” 

Pour le privé, les grands groupes mènent toujours ou presque une recherche forte, mais elle peut être localisée, dans des proportions variées, en France ou à l’étranger. Par exemple, Sanofi a considérablement investi dans la région de Boston, un des grands sites mondiaux aujourd’hui pour la biologie, et ce n’est pas uniquement pour des raisons fiscales, même si ces raisons peuvent compter. Les investissements des petites et moyennes entreprises (PME) et des très petites entreprises (TPE) sont aussi très utiles pour augmenter la technicité de leur offre. Un exemple important de TPE est celui fourni par les start-up souvent créées par des chercheurs ou anciens chercheurs à partir de brevets pris par les laboratoires publics. Cela représente toutefois une goutte d’eau et ces initiatives, de plus en plus fréquentes, ne sont pas assez aidées, en particulier au niveau de ce qu’on appelle la preuve du concept ; d’autres disent la “vallée de la mort”. 

Le fléchage du crédit d’impôt recherche
On doit donc plaider pour un crédit impôt recherche (CIR) concentré sur les PME, TPE et start-up, plus les grands groupes, français ou étrangers, qui investissent en France dans le secteur R&D. En revanche, on ne voit pas à quel titre des groupes qui n’investissent pas en France, voire s’en désengagent pour investir à l’étranger, pourraient en être bénéficiaires. Le résultat global est que le passage du CIR à près de 7 milliards par an n’a pas fait bouger d’un dixième de pour cent les investissements en R&D, malheureusement. 

“Le passage du CIR à près de 7 milliards par an n’a pas fait bouger d’un dixième de pour cent les investissements en R&D, malheureusement” 

Cela a été rappelé par la Cour des comptes et n’est pas acceptable, sauf à dire ouvertement que le CIR est un outil d’optimisation fiscale avant d’être une incitation à l’investissement en R&D. Pour comparaison, la dotation d’État au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) est de 2,5 milliards, plus 1 milliard de fonds propres toutes disciplines confondues, avec les salaires des 24 300 agents permanents et 9 400 contractuels inclus. 

Les rapports entre le monde académique et économique
Les liens entre le monde académique et celui de l’entreprise sont essentiels. Pas seulement parce que les recherches fondamentales sont le plus souvent en amont des innovations industrielles, mais surtout parce que les industriels préfèrent investir là où il y a un milieu intellectuel très riche et du personnel très bien formé grâce à une recherche académique de très haut niveau. 

“On ne favorisera pas le rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche et l’innovation – en asséchant financièrement la recherche publique” 

Dans la région de Boston, on trouve le MIT et Harvard, et des centres de recherche industrielle et de jeunes entreprises en particulier de biotechnologies y poussent comme champignons à l’automne. Une recherche académique d’excellence crée un milieu intellectuel attractif (les industriels ne sont pas des idiots) et forme une main-d’œuvre extrêmement qualifiée qui trouve des débouchés dans le secteur de l’innovation. On ne favorisera pas le rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche et l’innovation – en asséchant financièrement la recherche publique, espérant qu’elle va ainsi se mettre à travailler pour le secteur du développement. Cette politique a été menée par tous les gouvernements français, indépendamment leur couleur politique. Cela ne marche pas comme ça ! Les relations entre recherche et développement sont beaucoup plus intimes quand d’anciens doctorants formés par les laboratoires publics vont travailler dans un laboratoire privé. Voilà comment l’on fait des rapprochements fructueux, pas en provoquant des mariages forcés fondés sur la pénurie. 

Les universités et les Grandes écoles
En comparaison avec la plupart des grands pays, en France, le diplôme de Docteur d’université est peu valorisé et peine à être pris en compte dans les conventions collectives. Sans oublier le problème des élites, les recrutements se faisant souvent par relation, via des associations d’anciens élèves (polytechniciens, normaliens, énarques,...) plutôt que sur le CV d’un docteur ayant fait une thèse dans un bon laboratoire. Tant que cela durera, on aura beaucoup de mal à rapprocher la recherche académique de l’industrie privée et à faire entrer une culture de la R&D dans l’une comme dans l’autre. Ce qui ne justifie pas les discours plaidant pour la suppression des grandes écoles ou leur mise sous tutelle universitaire. Il est vrai que les grandes écoles devraient avoir un secteur recherche beaucoup plus développé. Mais ce ne sont pas leurs 80 000 étudiants qui empêchent le développement d’une recherche universitaire, et surtout sa prise en compte par l’industrie. Il est clair que l’on n’investit pas assez dans l’université. Mais on ne résoudra pas le problème en supprimant les grandes écoles qui ont fait la preuve de leur efficacité, même si y introduire plus de recherche est une urgence. 

Le politique et la recherche
Pour les politiques français, à l’exception du général De Gaulle, la recherche n’est jamais une priorité budgétaire, alors qu’elle devrait l’être pour tout gouvernement qui a le souci des générations futures. Tout autant que le CIR, le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) aurait pu être assujetti à un certain niveau d’investissement dans le développement. Des exemples démontrent ce manque d’intérêt. On abandonne 900 millions en supprimant les portiques de l’écotaxe, on réduit la TVA des restaurateurs à 5 % – 3,5 milliards de manque à gagner pour l’État – pour la remonter à 10 % ensuite, abandonnant ainsi 2 milliards, chiffres à comparer aux 2,5 milliards de dotation du CNRS. On doit s’affliger de ces choix de court terme, parfois dictés par la crainte des lobbys ou favorisant des professions “vecteurs d’opinion”. Les chercheurs sont des gens bien élevés peu enclins aux actions violentes dont on sait qu’ils n’arrêteront jamais de travailler, mais le problème est surtout qu’ils puissent continuer leur travail. Ces choix budgétaires sont désastreux, car vous ne ferez jamais venir des chercheurs ambitieux en leur disant qu’ils vont jouer en ligue 2. Ils partiront ailleurs, vers d’autres métiers ou à l’étranger, même s’ils ont été formés, excellemment et à grands frais, en France. L’importance de la recherche pour la production de connaissances nouvelles et ses interactions avec le système éducatif doit faire comprendre que ce qui est ici en jeu, c’est notre existence symbolique, économique, voire à plus long terme politique. 

Rappel: “On ne favorisera pas le rapprochement nécessaire entre les deux mondes – la recherche et l’innovation – en asséchant financièrement la recherche publique” 

Ils partiront, car nous constatons déjà des départs. Le milieu scientifique est un milieu extraordinairement international. Il ne s’agit pas là de chauvinisme car il est sain que des Français partent, à la condition qu’ils reviennent ou que des étrangers de talent arrivent, attirés par notre excellence. Les chercheurs qui peuplent nos laboratoires font face à une compétition internationale qui prend en compte la formation, les salaires et la qualité de l’outil de travail. Si l’on veut que les jeunes formés dans de très bons laboratoires en France – encore cinquième ou sixième puissance scientifique au niveau mondial selon les chiffres de l’Observatoire des Sciences et des Techniques (2014) – y fassent carrière, il faut non seulement leur donner accès aux outils de recherche les plus performants, mais aussi les payer correctement. Tel n’est pas le cas. Dix ans après le début de leur travail de thèse, s’ils ont de la chance, les jeunes chercheurs auront un poste dans un organisme de recherche ou dans une université avec un salaire de 2 000 à 2 500 euros nets par mois, puis une carrière de fonctionnaire. Le format classique d’une carrière de chercheur, c’est : une thèse dans un laboratoire en France, un stage postdoctoral de plusieurs années (entre 2 et 5 ans), le plus souvent à l’étranger, puis le parcours du combattant pour trouver un poste dans un grand établissement de recherche comme le CNRS, à l’université ou dans l’industrie, dont j’ai rappelé à quel point elle était frileuse pour l’embauche de Docteurs d’université. Pourtant, ils sont recherchés dans le monde entier. Pas plus que la plupart de mes collègues, je n’ai de problème pour placer mes anciens étudiants dans les meilleurs laboratoires aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Suisse. Mais quand ils ont comme perspective de démarrer à trente-cinq ans avec les salaires indiqués, on comprend qu’ils peuvent choisir l’exil ou un autre métier. Les chercheurs comme les professeurs sont moins bien payés en France que dans nombre de pays développés, dont l’Allemagne, notre référence européenne. Or ils ont l’habitude de voyager et sont partie prenante d’une société scientifique internationale. Ils vont là où ils peuvent s’épanouir et se réaliser, dans une activité fondée pour une grande part sur la curiosité et la passion. Une fois partis, on peut espérer qu’ils reviennent, mais il faut créer les conditions matérielles et financières pour que la recherche en France reste une activité valorisée et attractive. Nous n’en prenons pas le chemin. 

Le décrochage irréversible
C’est aussi une question de culture. Du fait de sa culture scientifique très forte et très ancienne, la France garde un excellent niveau. Mais si nous décrochons sur le plan culturel, celui de la qualité et du nombre des enseignants et des chercheurs qui non seulement produisent le savoir mais le transmettent, il n’y aura pas de retour possible. Le décrochage sera irréversible. Or quand une génération de chercheurs part à la retraite, si entre-temps, de jeunes talents n’ont pas été attirés dans la recherche, on perd le fil culturel. On ne remonte pas aisément cette pente-là. Il est urgent d’embaucher dans la recherche académique des chercheurs plus jeunes à des salaires plus élevés. Soit deux ou trois ans après la soutenance de leur thèse, au lieu des 5 à 10 ans aujourd’hui. À des salaires plus élevés, soit autour de 3 000 euros de salaire net par mois, ce qui, à 30 ans et à ce niveau de compétence, est raisonnable, mais cesse de l’être quelques années plus tard. Créer cet appel d’air vers les métiers de la recherche est une priorité. 

“Si nous décrochons sur le plan culturel, celui de la qualité et du nombre des enseignants et des chercheurs qui non seulement produisent le savoir mais le transmettent, il n’y aura pas de retour possible” 

Les politiques, surtout les ministres de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en conviennent, mais répondent “on n’a pas d’argent”, ou plus exactement “Bercy ne veut pas” ! Cela prêterait à rire si ce n’était si grave, car cela ne coûte pas grand-chose à l’échelle du budget d’un grand pays. Un jeune chercheur aujourd’hui coûte 55 000 euros par an, charges comprises. 1 000 chercheurs de plus ne coûteraient jamais que 55 millions par an. 

Les idées fausses sur la recherche académique
Il faut rendre une grande liberté à la recherche publique, non seulement parce que la plupart des découvertes importantes ne sont pas programmables, mais aussi parce que c’est le moyen le plus efficace pour attirer les meilleurs chercheurs. Cette liberté a été rognée récemment par deux idées fausses. La première est qu’en incitant la recherche publique à s’orienter vers les applications, on va la rapprocher de l’industrie. En réalité, c’est tout le contraire, les industriels préférant investir dans les régions où la recherche fondamentale est forte. La deuxième est que la recherche académique doit répondre à la demande sociale dans des délais courts. Logique qui a conduit l’Agence nationale de la recherche (ANR) à aligner ses objectifs sur ceux de l’agenda 2020 de la Communauté européenne. Cette démarche, dont la logique est celle d’un “business plan”, défavorise des domaines qui ne semblent pas rapidement “porteurs d’avenir sociétal” aux décideurs. 

“En incitant la recherche publique à s’orienter vers les applications, on va la rapprocher de l’industrie. En réalité, c’est tout le contraire” 

Pire, elle ne marche pas pour les domaines qu’elle voudrait favoriser. Certes, si les scientifiques constatent que le pays décroche dans des domaines importants par exemple, en France aujourd’hui, la biologie synthétique –, il est nécessaire d’inciter les recherches dans ces directions. Mais pour le reste, il faut prendre le risque de la curiosité et de l’intelligence. Quel “plan cancer”, quel “plan Alzheimer” aurait financé des travaux sur la variation des couleurs des grains d’un épi de maïs ou des pétales du pétunia ? Et pourtant, ces recherches ont conduit à la découverte de l’instabilité des génomes et à celle des ARN interférents aux conséquences incalculables dans le domaine des pathologies. Voilà pourquoi l’essentiel des recherches doit être laissé à l’appréciation des scientifiques, à partir du moment où ils sont bons. C’est comme cela qu’on avance ! Ce n’est pas cher (20 milliards d’euros si on atteint 1 % du PIB), et à plus ou moins long terme, c’est indispensable à notre existence symbolique, notre compétitivité économique, notre survie politique. 

La programmation contractuelle de la recherche
L’Agence de financements de projets de recherche -ANR- a été créée dans le contexte d’une méfiance vis-à-vis des grands établissements publics comme le CNRS, en dépit du rôle décisif qu’ils ont joué dans notre maintien dans la cour des grands pays scientifiques. Elle répond à une logique de programmation contractuelle de la recherche qui n’a pas bonne presse à gauche, mais qui s’est révélée très utile dès lors que les 2/3 des contrats étaient “blancs”, non ciblés sur des objectifs sociétaux. Elle est la sœur jumelle de la DFG allemande dotée de 2 milliards d’euros. La très récente réduction de son budget de 800 millions à 500 millions et son alignement sur l’agenda 2020 de la Communauté européenne sont donc une catastrophe. 

Non compensée par les financements pérennes, cette réduction a mis certaines équipes à l’os ! Beaucoup se sont félicités de la mise en cause de l’ANR. À gauche, à cause son côté contractuel, à droite par crainte de son aspect équitable. Aujourd’hui, la recherche est très souvent organisée en instituts, centres ou départements, constitués de plusieurs équipes indépendantes recrutées sur appel d’offres international par des jurys internationaux, et utilisant des plateformes technologiques mutualisées. Ces centres sont dirigés par des responsables d’équipe, le plus souvent un chercheur qui a un peu de “bouteille”. L’avantage de l’ANR est qu’une partie du financement ne passe plus par ce seul directeur, mais par des appels d’offres compétitifs. Donc pour 50 à 75 % de leur budget de fonctionnement, toutes les équipes sont à égalité, sans dépendance vis-à-vis du directeur qui lui aussi doit être compétitif. Ce mécanisme casse le mandarinat tout en étant élitiste, ce qui évidemment explique l’hostilité réunie des mandarins et des syndicats qui ont poussé à la réduction des crédits de l’ANR, avec en prime – du fait de la politique gouvernementale la réduction des programmes blancs. 

“Beaucoup se sont félicités de la mise en cause de l’ANR. À gauche, à cause son côté contractuel, à droite par crainte de son aspect équitable” 

Ce côté élitiste n’est réel que si le budget est faible. Supposons qu’il soit de 1,5 milliard d’euros permettant de sélectionner chaque année 20 % à 25 % des demandes pour des contrats de 3 à 4 ans, on voit immédiatement qu’à l’équilibre, 60 à 80 % des équipes sont financées. Les autres peuvent avoir recours à d’autres financements ou bénéficier de la solidarité des équipes financées. Et si certaines doivent disparaître très peu – du fait d’une qualité insuffisante, qui s’en plaindra ? On voit donc que ce financement, s’il est “blanc”, assure la liberté et l’équité et permet une solidarité et des échanges ouverts entre les équipes. A contrario avec un taux de succès divisé par 3 – les 500 millions d’euros actuels – et des programmes ciblés, c’est non seulement la fin de l’équité – le directeur pèse de tout son poids dans la distribution des crédits – et de la liberté, mais aussi l’installation de la guerre au sein d’un même centre. 

Le caractère unique du Collège de France
Le Collège de France n’est pas une maison comme les autres. Créé en 1530, il recrute à la fois des professeurs dont l’élection est l’aboutissement d’une carrière extraordinaire, mais aussi d’autres, certes excellents, mais qui pensent un peu “à la marge”. Un risque, mais le Collège de France n’est pas l’Institut de France dont la coupole abrite les cinq académies, et ce risque assumé est nécessaire. Sinon, le Collège pourrait se transformer en assemblée de “notables” ; ce ne serait pas honteux, mais ce n’est pas sa vocation. Cette tradition n’empêche pas l’introduction de changements importants. L’un d’entre eux a consisté à créer des chaires annuelles ou pluriannuelles de professeurs invités. L’enseignement qu’elles prodiguent permet d’agrandir et de diversifier notre offre intellectuelle au-delà de celle des chaires pérennes, dont les contraintes sont incompatibles avec l’activité “hors Collège” des titulaires de chaires temporaires. Sans parler de la difficulté, du fait des conditions matérielles actuelles de l’exercice de nos métiers, d’attirer des chercheurs étrangers de haut niveau. L’année dernière, par exemple, nous avons reçu le sculpteur Tony Cragg sur une chaire de création artistique, et nous avons actuellement dans nos murs Thomas Sterner, un économiste suédois qui enseigne dans le cadre de la chaire “Développement durable - Environnement, énergie et société” soutenue par le groupe Total. En janvier, nous accueillerons pour un an le Professeur Sahel, titulaire la chaire annuelle “Innovation technologique” subventionnée par la Fondation Bettencourt-Schueller. Une chaire annuelle “Informatique et sciences numériques” accueille aussi chaque année un spécialiste éminent du domaine, avec l’aide de l’Inria. 

“Créé en 1530, il recrute à la fois des professeurs dont l’élection est l’aboutissement d’une carrière extraordinaire, mais aussi d’autres, certes excellents, mais qui pensent un peu “à la marge” 

Professer ici est difficile, car il faut le faire au plus haut niveau tout en étant compréhensible par tous. En effet, notre enseignement, non diplômant, est ouvert à tout public, depuis le chercheur spécialisé dans le domaine, jusqu’à “l’homme de la rue” ; ce public exigeant, qui suit les cours dans les amphithéâtres mais aussi, et de plus en plus, sur Internet, veut savoir ce qui a été découvert très récemment. C’est le fabuleux défi d’enseigner la recherche “en train de se faire”, avec une liberté totale du contenu de l’enseignement mais l’obligation de le changer tous les ans, ce qui représente une difficulté extrême. 

Le grand défi numérique
Nous avons énormément investi dans le numérique afin de donner la possibilité de suivre les cours du Collège de France par Internet. Tout est filmé, traduit en anglais pour la plupart des cours, en chinois pour certains d’entre eux. Mais cet outil numérique n’est pas encore à son optimum. Nous avons l’ambition de fabriquer des objets numériques – pas simplement des cours filmés qui ne sont pas pensés pour le numérique. Un cours, c’est du théâtre vivant, du spectacle. Nous allons y travailler afin de fabriquer ces objets et les mettre à la disposition de tous les publics, les curieux, mais aussi ceux qui voudraient les utiliser à des fins variées, culturelles évidemment, mais aussi pédagogiques. Bref, il s’agit de produire des contenus de la plus haute exigence intellectuelle et de les mettre à la disposition de tous, en France comme à l’étranger, et pas seulement des auditeurs qui fréquentent les amphithéâtres. Cela correspond à notre mission, mais demande des compétences nouvelles et des financements considérables. Actuellement, les téléchargements se comptent en millions. Mais nous avons initié une étude plus analytique de l’écoute sur Internet pour affiner notre politique. Quel genre de cours intéresse le plus le public ? Quelle est la durée de visionnage ou d’écoute ? Les traductions en anglais sont-elles suivies ? Quels sont les publics en termes de tranche d’âge, de nationalité, de catégorie sociale, etc. ? Seul l’administrateur connaît la fréquentation réelle des cours. Et cette information ne sera jamais divulguée. Car le Collège de France ne se dirige pas à l’audimat. 

La recherche au Collège de France
Si notre enseignement est fondé sur la recherche, notre mission est aussi de développer cette dernière. Certains professeurs peuvent mener leurs travaux à l’extérieur du Collège de France, même s’ils y enseignent. Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie, a son laboratoire à Strasbourg ; Claude Cohen-Tannoudji, prix Nobel de physique, a longtemps travaillé à l’École normale, tout comme Serge Haroche, lui aussi prix Nobel de physique. Jadis François Jacob et Jaques Monod, prix Nobel de médecine, aujourd’hui Philippe Sansonetti, Christine Petit et Jean-Pierre Changeux, sont à l’Institut Pasteur, Alain Fisher à Necker, Stanislas Dehaene au CEA, Edith Heard à l’Institut Curie. Mais il y a aujourd’hui du nouveau dans le domaine des sciences expérimentales : grâce à d’importants travaux de rénovation, nous avons ouvert en 2009 près de 8 000 m2 de laboratoire en biologie, qui s’ajoutent à un autre bâtiment en cours de restauration, et nous venons d’ouvrir encore 10 000 m2 de laboratoires en physique et en chimie. Du côté des sciences humaines et sociales, le Collège mène d’importants travaux de rénovation de l’Institut des civilisations qui vont démarrer pour une période de 3 ans, ce qui permettra aux professeurs et à leurs équipes de travailler dans d’excellentes conditions, avec des postes de travail nouveaux, d’accueillir de nouvelles équipes dans des bibliothèques agrandies et mutualisées, et de développer une politique active de numérisation des ouvrages et de développement des humanités numériques. Cette opération est soutenue par l’État, la région Île-de-France et le Collège, qui lui-même y engage 8 millions de fonds propres dont une part est recueillie à travers sa fondation. Les nouveaux bâtiments de biologie, chimie et physique ont nécessité des investissements de l’ordre de 60 millions d’euros de la part de l’État, mais avec une contribution du Collège, une participation de la région et l’apport de dons privés, non seulement pour la rénovation des bâtiments, mais aussi pour l’équipement des laboratoires. 

“La dotation du Collège de France n’ayant pas augmenté pour faire face à ces nouvelles charges, il nous faut aller chercher les financements auprès des donateurs privés” 

Cela nous a permis de développer la recherche sur le site du Collège de France avec l’arrivée de Serge Haroche, Jean Dalibard et Antoine Georges en physique, de Marc Fontecave, Clément Sanchez et Jean-Marie Tarascon en chimie, de Hugues de Thé et moi-même en biologie. Tous réinvestissent ces locaux et montent des instituts de recherche attirant de jeunes équipes recrutées sur appel d’offres international et par des jurys internationaux. C’est ainsi que la physique vient de recruter 3 jeunes équipes et que la biologie en a accueilli 18 depuis 2011. Mais l’investissement de 60 millions en surface de laboratoire et bibliothèque suppose un coût annuel d’entretien, sans compter le coût de la recherche, d’environ 3 millions d’euros. La dotation du Collège de France n’ayant pas augmenté pour faire face à ces nouvelles charges, il nous faut aller chercher les financements auprès des donateurs privés, et certains sont très généreux, en premier lieu la Fondation Bettencourt-Schueller. Mais ce n’est pas là une tradition française et ces dons, très insuffisants, ne peuvent se substituer à une augmentation de notre budget récurrent qui doit financer notre mission de service public. Ce n’est pas le cas du seul Collège de France, mais parce qu’il se considère comme le navire amiral de la recherche et de l’enseignement en France, celui-ci a le devoir, par-delà ses propres difficultés financières, de rappeler que le financement de la recherche et de l’enseignement ne constitue pas une dépense, mais bien un investissement. Faute d’un véritable sentiment d’urgence, on tarde à en tirer les conséquences budgétaires. Sans changement de politique, nous finirons par perdre notre rang et remonter la pente sera difficile, voire impossible. 

 Alain Prochiantz

Bio express Savant, prof et patron
Diplômé de l’École normale supérieure, Alain Prochiantz choisit après sa thèse la neurobiologie, puis devient directeur de recherche au CNRS. Il prend ensuite la direction du département de Biologie de l’École normale supérieure, puis devient titulaire de la chaire “Processus morphogénétiques” du Collège de France en 2007, dont il est élu administrateur en 2015. Auteur de nombreux articles et d’une dizaine de livres sur le cerveau, ce neuro-scientifique réputé est aussi membre de l’Académie des sciences, et préside le comité de la recherche de la Fondation pour la recherche médicale (FRM).



B) Innovation de Wikiberal

L'innovation est un concept qui est malheureusement largement confondu dans le langage grand public avec celui de l'invention. Or, ces deux termes complémentaires sont strictement bien différents. L'invention se rattache à la création d'un produit ou d'une idée. L'invention technologique est brevetable, celle des idées ne l'est pas. Depuis Joseph Schumpeter, dans son ouvrage, "Capitalisme, socialisme et démocratie", nous savons que ce ne sont pas les inventions mais les innovations qui engendrent le développement économique. L'innovation peut être interprétée comme l'application économique et discursive[1] d'une invention ou d'une novation d'idées. Ainsi, l'innovation est un concept beaucoup plus large que celui de l'invention.

La théorie évolutionniste de l'innovation

Selon la théorie évolutionniste du sentier de dépendance, le développement de la science et de la technologie est intégré dans des contextes d'utilisation spécifiques qui déterminent la direction et le calendrier de l'innovation. Les inégalités entre les chemins d'apprentissage dans les différents domaines d'expertise technologiques génèrent différentes structures de coûts et, a fortiori, produit de l'incertitude dans l'adoption et le développement des nouvelles technologies. La littérature économique sur l'innovation[2] a identifié le phénomène du processus de l'innovation, qui tout en se développant, s'inscrit comme un « modèle dominant ».
E. Rogers considère que la diffusion d’une innovation dans une population suit le tracé d'une loi normale. Le segment des récepteurs précoces est essentiellement composé de leaders d’opinion. En général, les premiers "early adopters" correspondent à 16 % de la population. Il y a alors de fortes pressions à la conformité avec celui-ci qui s'exercent sous formes de fortes pressions psychologiques (initié par des groupes dominants) et par des pressions sociales (acquisition de légitimité de l'innovation). Les théoriciens néo-institutionnels de l'organisation (Paul DiMaggio et Walter Powell[3]) indiquent qu'il existe des pressions vers un isomorphisme, c'est à dire une similarité de comportements et de stratégies au sein des entreprises qui composent l'industrie. Trois types de forces occasionnent cette similarité.
  • L'isomorphisme coercitif : les sanctions sociales ou les lois ont un effet exogène qui imposent une certaine forme de structure et de stabilité. Les entreprises au sein de l'industrie adoptent des structures et des comportements similaires en réponse à cette coercition partagée.
  • L'isomorphisme mimétique : les entreprises observent la structure et la performance de l'autre (par exemple, par une analyse comparative). Les entreprises qui réussissent au sein de l'industrie adoptent des structures et des comportements similaires parce qu'elles tentent de copier les succès de leurs rivaux, souvent en réponse à des environnements avec des incertitudes élevées.
  • L'isomorphisme normatif : les valeurs sont socialisées à travers les organisations en dehors des entreprises (par exemple, par les associations professionnelles) pour encourager l'adoption de caractéristiques structurelles sélectionnés. Les entreprises au sein de l'industrie adoptent des structures et des comportements similaires parce que leurs gestionnaires adhèrent aux valeurs et aux normes professionnelles partagées par les responsables d'autres entreprises (fournisseurs, clients, concurrents, et les organismes publics et para-public de réglementation).

Les formes de l'innovation

Selon Joseph Schumpeter, l'innovation est un processus de destruction créatrice, donnant l'impulsion fondamentale au développement économique. Il a fourni les cinq cas suivants du concept de l'innovation :
  • (1) Un nouveau bien ou une nouvelle qualité d'un produit
  • (2) De nouvelles méthodes et procédés de production et de distribution
  • (3) L'ouverture d'un nouveau marché
  • (4) De nouvelles ressources
  • (5) De nouvelles formes d'organisation
L'innovation est un processus de création destructrice. Elle a un effet déstabilisant sur l'économie et sur l'emploi en affaiblissant l'attractivité d'autres produits ou services. Jean Fourastié, en 1963, dans son livre, le grand espoir du XXè siècle, tout comme Alfred Sauvy[4], présentant sa théorie du déversement, montrèrent que le progrès technique est la source de la croissance économique et de la création d'emplois. L'innovation fait certes disparaître des entreprises, des procédés de production et des métiers qui y sont liés. Mais, en même temps, elle fait apparaître de nouvelles entreprises, de nouveaux procédés, de nouveaux métiers et de nouveaux emplois[5]. Dans l'histoire de l'humanité, l'innovation a toujours été globalement créatrice nette d'emplois. L'innovation est un moteur très important lors de la naissance des technologies du XXe siècle.
Dans le cas de l'innovation de rupture (par exemple, les fibres synthétiques, les lampes à incandescence, le micro-ordinateur), une véritable création est à l'origine de l'innovation. Mais, dans d'autres cas, il peut s'agir d'une simple modification d'un produit ou d'un procédé. certaines innovations proviennent d'une transposition et d'une adaptation d'une technologie appliquée dans une autre industrie. Par exemple, le système de freinage de la navette spatiale européenne fut adaptée à l'industrie automobile pour la conception des freins ABS. Alliée à une politique marketing, l'innovation permet de relancer un produit voire un métier. Par exemple, la société Microsoft lance sur le marché tous les deux ans une nouvelle version d'exploitation Windows.
La recherche de l'innovation, pour un entrepreneur, est une recherche d'un avantage concurrentiel durable en saisissant des opportunités. Sur un marché en concurrence, voire en hypercompétition, l'innovation fournit à l'entreprise un monopole provisoire. Ce monopole est temporaire car le marché en concurrence va faire émerger tôt ou tard, un autre entrepreneur qui va mettre au point, à son tour, une innovation pour attirer les mêmes acheteurs. Il serait illusoire de considérer que l'origine de l'innovation provient toujours du côté de l'entreprise et des ingénieurs. Eric Von Hippel a montré l'importance des consommateurs et des groupes de communautés utilisateurs qui ont un rôle important dans l'innovation.
Empiriquement, on observe que l'innovation débouche sur un raccourcissement de la durée de vie des produits et à la prolifération des segments d'un même produit. Par exemple, l'entreprise ne fabrique plus un meuble pour s'asseoir, elle fabrique des canapés, des fauteuils, des chaises, des poufs, etc, en différentes couleurs et en différents designs. La production se complexifie sur des unités de produits de plus en plus nombreuses posant des problématiques sur l'effet d'expérience, les économies d'échelle et l'effet d'apprentissage.

Les efforts d'investissement pour l'innovation

L'innovation repose généralement sur un effort de recherche et développement (R & D) dépendant de la recherche fondamentale (nouvelles connaissances théoriques), de la recherche appliquée (application nouvelle de connaissances théoriques) et du développement (prototypage de produits). Au niveau d'un pays, on prend souvent l'habitude d'analyser le niveau d'innovation prospective en fonction de certains critères (dépenses de recherche en pourcentage du PIB, nombre de chercheurs pour 1000 actifs ou nombre de brevets déposés).
La part des dépenses de recherche en pourcentage du PIB se situe pour les pays développés entre 2 et 3 % du PIB. La France est située légèrement au-dessus du niveau de 2%, devancée par l'Allemagne, les Etats-Unis et loin derrière le Japon caracolant en tête avec presque 3% du PIB consacré aux dépenses de recherche. En comparaison, également, le nombre de chercheur varie de 5 à 10 pour mille pour l'ensemble des pays développés. La France et l'Allemagne ont presque le même niveau (6 pour 1000), largement dépassés par les Etats-Unis ou le Japon (entre 9 et 10 pour mille). En ce qui concerne les brevets, les japonais déposent 30 fois plus de brevets que les français.
La réussite de l'innovation dans une organisation implique la présence de ressources de capacités ce qui en fait un avantage concurrentiel durable. Ces ressources proviennent de la flexibilité des structures, donc de la complémentarité ou de la substituabilité du capital, l'efficacité de ses systèmes d'information et de décision et de son organisation entrepreneuriale (mise en confiance des intrapreneurs).
Le financement de l'innovation est avancé souvent comme le premier obstacle à l'innovation. Quelquefois, le regroupement d'entreprises en coopétition (entreprises en concurrence directe) ou des alliances inter-entreprises avec des partenaires verticaux (clients, fournisseurs) permet une coopération en recherche et développement afin de partager des charges qui ne seront rentabilisées qu'à moyen terme. Certaines entreprises collaborent avec les laboratoires de recherche financés par les impôts. Diverses solutions sont présentes pour faire face au coût de l'innovation. En France, l'ANVAR a pour mission de faciliter l'innovation en apportant aux entreprises des financements avantageux. Les aides régionales et les autres aides publiques sont généralement assez présentes dès l'amorce de l'innovation. L'Etat encourage l'innovation par sa politique de crédit d'impôt-recherche en défiscalisant les charges dues à la recherche. Mais, d'autres moyens financiers, dans le secteur privé, comme les fonds de capital risque ou les sociétés d'amorçage, peuvent intervenir. Cette préoccupation des charges financières sur la pratique de l'innovation est, certes, légitime, mais elle fait oublier qu'il n'existe pas d'innovation sans une organisation entrepreneuriale et une mémoire organisationnelle, c'est à dire sans un esprit d'innovation créé et maintenu au sein de l'organisation pour maintenir sans cesse en place des innovateurs..

L'innovation entrepreneuriale au sens autrichien

L'innovation entrepreneuriale ne se produit pas nécessairement à cause de divergences entre la quantité demandée par les consommateurs et la quantité fournie par les entreprises sur le marché de façon globale et agrégative. L'innovation se produit parce que certains entrepreneurs estiment qu'il existe des opportunités encore inexploitées comme par exemple des écarts de prix entre produits substituables, par combinaison de produits complémentaires ou par l'apport de technologies[6] ou de nouveaux designs à certains produits ou services. Ces lacunes sont potentiellement précieuses et sont considérées avoir de la valeur aux yeux des acheteurs. Les entrepreneurs créent de la valeur en comblant ces lacunes. Cette notion se distingue de l'invention car un inventeur re-combine des connaissances anciennes et crée de nouvelles connaissances. L'innovateur n'a pas obligatoirement conscience de convertir des connaissances dans une forme d'économiquement utile. Sa problématique n'est pas d'ordre épistémologique même si elle en induit des conséquences. L'entrepreneur ne se considère pas comme un révolutionnaire qui a inventé une idée géniale. Il peut l'exprimer, certes, mais c'est en appliquant son idée qu'il devient génial, non pas en l'imaginant. Bien souvent, l'entrepreneur innovant se contente de combiner des idées existantes, de tester des expériences banales, et de saisir les connaissances locales pour créer des biens économiques, sans se comporter comme Archimède, criant "eureka" dans son bain.
La théorie de l'innovation autrichienne[7] intègre la connaissance, l'expérience et l'importance de la liberté dans la création de toutes nouvelles catégories conceptuelles et dans les initiatives entrepreneuriales fondamentalement innovantes. Pour Friedrich Hayek, l'être humain est capable de voir plus ce qu'il ne voit. On est capable de voir ce que l'on est prêt à voir, c'est à dire que nous pouvons percevoir des phénomènes sensoriels, seulement si nous avons classé préalablement les données dans des catégories abstraites et souvent implicites qui nous sont parvenues physiologiquement. Il s'agit du processus d'apprentissage par l'utilisation de catégories préalablement créées. Cependant, l'être humain est aussi génétiquement doté d'une capacité d'innovation par la création de nouvelles catégories ou par le déplacement des données d'une catégorie à une autre, ce qui est souvent le cas lorsqu'on tente de résoudre des anomalies ou des énigmes ou lorsqu'on se pose la question si un nouveau produit rencontrera son public. La nouvelle conscience perceptive nécessaire pour les nouvelles pistes de découverte créent, à leur tour, une nouvelle catégorisation et de nouveaux horizons de perception. Cette innovation nécessite souvent non seulement la liberté de curiosité épistémique, mais aussi la liberté d'action afin d'être en mesure d'essayer différentes possibilités perceptives, d'une quantité numériquement infinie.
Dans la plupart des modèles théoriques de l'innovation, la structure temporelle des processus d'innovation est systématiquement ignorée. La production et l'innovation semblent être des actes simultanés. Pour l'École autrichienne, la dimension temporelle et évolutionniste de l'innovation est très importante. L'innovation suppose un processus séquentiel d'apprentissage, d'essais et d'erreurs, de plans de révisions, d'échecs de coordination et d'ajustement dynamique des processus. L'innovation est fondamentalement un processus de découverte et de création de ressources.

Erreur courante : l'innovation accroît le chômage

Cette erreur est largement répandue, y compris chez les "élites" dirigeantes. Par exemple un homme politique a déclaré ceci :
« Notre économie connaît des problèmes structurels attribuables au fait que beaucoup d’entreprises ont compris qu’elles peuvent être plus efficaces avec moins de travailleurs. Quand on va à la banque, on utilise le guichet automatique, on ne va pas au comptoir. À l’aéroport, on utilise la billetterie électronique plutôt que de s’enregistrer au comptoir. » (Barack Obama sur NBC en juin 2011)
Les innovations font disparaître certains emplois (en général peu qualifiés), mais elles en créent d'autres : il faut des ingénieurs pour les concevoir, des usines pour les produire et des travailleurs pour les mettre en œuvre. Refuser le progrès, c'est refuser que la productivité puisse être améliorée, et par conséquent que les coûts et les conditions de vie des gens puissent s'améliorer (une pensée aussi rétrograde est d'ailleurs une des motivations du protectionnisme : la volonté de maintenir coûte que coûte la situation présente). 



C) Power to the user: comment l’innovation remet la technologie dans les mains des utilisateurs

Une des caractéristiques de l’innovation est de simplifier et de rendre plus accessible des technologies qui autrefois nécessitaient des experts pour les manipuler. J’ai évoqué dans un article précédent le cas des tests de grossesse qui illustrent bien ce phénomène: alors que dans les années 60 il fallait faire appel à un médecin pour effectuer un tel test, celui-ci est désormais disponible dans n’importe quelle pharmacie pour 5 euros. L’évolution pour une technologie donnée se traduit donc par deux facteurs: un abaissement des coûts, et une simplification. Dit autrement, parce que la technologie se simplifie et devient de moins en moins chère, l’utilisateur a de moins en moins besoin d’un expert pour résoudre son problème.

C’est évidemment vrai dans le domaine informatique: il y a encore quelques années, développer un site Web marchand nécessitait d’engager un projet avec un budget conséquent. Aujourd’hui, avec des services comme Amazon Web Service, de nombreuses briques sont disponibles qui permettent d’abaisser considérablement le niveau technique nécessaire, et d’accélérer la vitesse de développement. Le développement d’outils, de briques prêtes à l’emploi, est un facteur supplémentaire d’abaissement des coûts et de simplification.
La disponibilité croissante d’outils puissants et peu chers a été a l’origine d’un premier phénomène, que les américains ont appelé « BYOD », ou « Bring your own device », apportez votre propre machine, une pratique qui consiste à apporter ses outils personnels pour les utiliser dans un contexte professionnel. Une telle pratique a plusieurs origines: d’une part, le fait que la « Police de l’équipement », c’est à dire le département informatique, soit toujours en retard d’une guerre frustre les utilisateurs à la pointe de la technologie. On met du temps à certifier des tablettes, à accepter les Macs, à accepter d’autres téléphones que les Blackberry, etc. La tension existe parce que là encore, les utilisateurs sont eux-mêmes souvent devenus experts dans certains domaines, et veulent avancer plus vite que ne le peut le service informatique. Ce dernier est contraint de respecter des protocoles et dans un univers de plus en plus normalisé obligé de respecter ces normes. Le développement de la cybercriminalité accentue encore la lenteur de l’informatique de plus en plus focalisée sur la sécurité et la conformité aux normes au dépend du service aux utilisateurs. Lorsque ce service est engagé dans une migration vers une nouvelle application ou une nouvelle plate forme, c’est encore pire.

Mais les utilisateurs ne peuvent attendre. C’est en particulier vrai des unités opérationnelles qui sont en contact avec les clients et qui n’en peuvent plus d’attendre pendant des semaines la mise à jour d’une page Web demandée au service informatique.

A la limite se développe un second phénomène que certains ont appelé le « shadow IT », c’est à dire un système informatique développé par les unités opérationnelles de façon autonome, et qui constitue donc une ombre du système informatique officiel, généralement englué dans des procédures très complexes. Le shadow IT constitue sans nul doute un risque, car il est développé par des amateurs, mais les entreprises doivent penser ce risque au regard des avantages qu’il procure: vitesse de développement, innovation guidée par les unité opérationnelles, pertinence des solutions,… en bref tous les avantages de l’innovation guidée par les besoins des utilisateurs, et pour cause, car cette innovation est réalisée par eux-mêmes. Le shadow IT est ainsi un vrai facteur d’agilité.

Une telle évolution ne laisse naturellement jamais les experts, qui se voient privés de leur pouvoir, et au final de leur utilité, insensibles. La dimension politique d’une telle évolution n’est donc pas à sous-estimer. L’entreprise elle fait face à un dilemme: un système échappant aux règles et méthodes validées, donc potentiellement dangereux, mais qui répond immédiatement aux besoin des unités opérationnelles. Cela étant dit il n’est pas évident que faire appel aux services d’Amazon, par exemple, soit plus dangereux qu’utiliser une application développée en interne… La vertu des outils et des briques est d’avoir été testée par beaucoup d’autres gens lorsqu’on les utilise. On bénéficie là de l’aspect de factorisation de l’outil standard.

Au final le shadow IT est une rupture parce qu’il redistribue les cartes au sein de l’organisation entre un service informatique dépositaire de l’autorité et de l’expertise mais qui cesse de plus en plus de répondre aux besoins des utilisateurs, et ces derniers qui disposent de plus en plus des outils et des connaissances pour résoudre simplement et rapidement leurs besoins. Il est également une rupture parce que son développement est une source d’opportunité pour tous les fournisseurs de technologie et de services qui sauront comprendre cette évolution en cours. Les fournisseurs traditionnels de systèmes et solutions informatiques se sont structurés pour répondre aux demandes de services informatiques, c’est à dire d’experts techniques. Répondre aux besoins d’amateurs nécessite des compétences et un état d’esprit tout à fait différents.


Sur la démocratisation de la technologie, lire mon article « Quand la technologie est source de rupture: le cas des tests de grossesse« . Sur l’importance des outils dans cette démocratisation, lire « Innovation: la démocratisation des outils est le vrai facteur de rupture« . Sur le shadow IT, voir l’article de Wikipedia: Shadow IT. Soir également « Bring your own device« .




Indépendance de l’Union européenne et technologies de souveraineté. Plaidoyer pour une Europe de la recherche.

Eric BIO-FARINA , le 1er décembre 2005.
Pertinence recherche 114
Le contrôle des technologies, qu’elles soient militaires, duales ou purement civiles, est l’un des enjeux essentiels des affrontements à venir. Pour être crédible et en mesure de (...) Lire la suite.



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