Affichage des articles dont le libellé est Ordolibéralisme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Ordolibéralisme. Afficher tous les articles

octobre 25, 2018

Quel futur serait le libéralisme (par les socialopithèques, voire libéralopithèques)

Ce site n'est plus sur FB (blacklisté sans motif), alors n'hésitez pas à le diffuser au sein de différents groupes ( notamment ou j'en étais l'administrateur), comme sur vos propres murs respectifs. D'avance merci. L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses. Librement vôtre - Faisons ensemble la liberté, la Liberté fera le reste. N'omettez de lire par ailleurs un journal libéral complet tel que Contrepoints: https://www.contrepoints.org/ Al,

PS: N'hésitez pas à m'envoyer vos articles (voir être administrateur du site) afin d'être lu par environ 3000 lecteurs jour sur l'Université Liberté (genestine.alain@orange.fr). Il est dommageable d'effectuer des recherches comme des CC. Merci


Sommaire

A) Quel avenir pour le libéralisme ? - JEAN-MARC VITTORI - Les Echos

B) De quel libéralisme Macron est-il le nom? - Jérôme Perrier et Telos - Slate

C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose - Xavier Landes et Claus Strue Frederiksen et David Budtz Pedersen - Slate

D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme … Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen de la concurrence ? - François  CURAN - Paroles de juristes (L'heure fuit, le droit demeure)
 




A) Quel avenir pour le libéralisme ?

Deux intellectuels libéraux débattent pour « Les Echos » de l'avenir du libéralisme. La crise vient-elle des excès de liberté ou est-elle inhérente au capitalisme ? L'économiste Guy Sorman en appelle au droit pour fixer de nouvelles limites. Le juriste Michel Guénaire, lui, préfère en appeler à la morale et à l'éducation.

La crise actuelle remet-elle en question le libéralisme ?
MICHEL GUÉNAIRE. L'expérience libérale des vingt dernières années débouche sur une crise d'une très grande ampleur. Nous vivons dans un monde désorganisé, privé de toute régulation politique. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, le libéralisme n'a plus été contesté par l'alternative que représentait le socialisme _ radical à l'est de l'Europe, plus modéré à l'ouest. Ses valeurs se sont imposées dans la politique avec la démocratie libérale et ses standards _ le suffrage universel, le système représentatif et la garantie d'une Constitution _ et dans l'économie avec l'essor du droit de la concurrence et la financiarisation de la vie des entreprises. 

GUY SORMAN. Vous avez l'art du portrait en grand, comme le montre votre livre. Je suis plutôt pointilliste. Les valeurs du libéralisme se sont imposées ? C'est plus simplement que la mécanique libérale a été appliquée partout. Pour l'économiste du développement que je fus, il est fascinant de voir que la vie s'est améliorée pour des centaines de millions d'hommes et de femmes avec l'ouverture des frontières de leurs pays, le développement de la concurrence, la régulation monétaire, qui a joué un rôle essentiel en faisant disparaître l'inflation. Un monde désordonné ? Vous rêvez peut-être d'un gouvernement mondial, mais je crains fort qu'un tel gouvernement soit despotique. La victoire du libéralisme est en vérité peut-être très tempérée. Bien sûr, le monde se rallie à l'économie de marché à partir de 1989. Mais, sur le plan politique, la victoire est loin d'être acquise _ seulement la moitié du monde vit dans la démocratie.
M. G. Oui, le libéralisme économique a apporté des richesses. Mais la crise en détruit beaucoup. Oui, le libéralisme apporte la liberté. Mais chaque nation a son tempérament, son histoire, ses traditions. Il n'y a pas de modèle universel de la démocratie libérale. Les tentatives d'appliquer le même modèle partout ne pouvaient déboucher que sur une immense crise intellectuelle et morale. Le libéralisme est enraciné dans une culture, une morale. Il est né en Angleterre dès le XVIIe siècle, puis aux Etats-Unis et en France au XVIIIe siècle, dans des groupes humains prêts à assumer par leur culture et par leur morale la responsabilité de la liberté. 

La démocratie est-elle la même partout dans le monde ?
G. S. L'idée que la diversité des cultures est un obstacle à la généralisation de la démocratie est très française. Alain Peyrefitte expliquait déjà que les Chinois ne sont pas faits pour la démocratie. Mais, jusqu'au XIXe siècle, les villes chinoises élisaient leurs représentants. L'Inde a des formes locales de démocratie proches du modèle occidental. L'aspiration à la libre expression, au débat, à la reconnaissance individuelle existe partout.
M. G. J'ai au contraire l'intime conviction que nous allons vers le temps des régions du monde avec des organisations économiques et politiques qui leur seront propres, inscrites dans leur histoire. Bien sûr, il y aura des traits communs, comme la séparation des pouvoirs ou le système représentatif pour choisir ou sanctionner les dirigeants politiques. Mais nous devons sortir du rêve de principes universels inventés sur la presqu'île d'Asie qu'est l'Europe ! Le commencement de tout, c'est la culture, pas la liberté.
G. S. J'ai du mal à distinguer l'une de l'autre. Et s'il n'y a pas de modèle d'économie libérale, il existe en revanche une science économique. Turgot et Adam Smith avaient raison : l'économie qui marche, c'est l'économie de marché. On a essayé le maoïsme, l'autogestion, le système stalinien, la planification à la française... qui ont tous échoué. Certains cherchent des alternatives. Et ce n'est pas surprenant, car nous sommes ici dans un monde très imparfait. 

L'Etat va-t-il sortir renforcé de la crise ?
M. G. Ces dernières années, on a gommé le rôle de l'Etat. Les politiques étaient d'ailleurs contents eux-mêmes de laisser le vieux corps des nations géré par la loi du marché. Ils ont déréglementé et privatisé à souhait. Résultat : dans la crise, l'Etat peine à trouver ses marques, il hésite à faire les véritables choix de rupture. Nous avons besoin de retrouver un équilibre entre l'Etat et le marché.
G. S. Dans nos pays, je crois que le poids de l'Etat n'a pas diminué. Rapportées au PIB, les dépenses publiques ont augmenté. Le nombre de fonctionnaires aussi. Quand on dit qu'il y a eu retrait de l'Etat, c'est à la marge, et à la seule demande de Bruxelles.
M. G. Le poids relatif de l'Etat n'a sans doute pas diminué, mais son rôle s'est vidé de sens. L'Etat était auparavant plus présent. Il menait une politique industrielle. Il lançait de grands investissements structurants, comme le nucléaire. Dans la période récente, l'Etat a abandonné ses vraies fonctions actives et s'est rempli de fonctions inefficientes, notamment dans le domaine social.
G. S. Je suis réticent à l'idée de la politique industrielle. Nous risquons de replonger dans des mésaventures comme le plan Calcul ou Bull. Et il est devenu très difficile d'agir à l'échelon national. Dans quel secteur l'Etat pourrait-il aujourd'hui mener efficacement une politique industrielle ?
M. G. L'énergie. En proposant des perspectives de régulation du marché de l'électricité. Ou dans le gaz, en soutenant les projets qui sont susceptibles d'accroître l'indépendance nationale, comme la construction de méthaniers et d'infrastructures adaptées, pour s'émanciper de la dépendance à l'égard des gazoducs.
G. S. Je ne suis pas convaincu. Mais je ne suis pas pour autant hostile à toute intervention publique. En France, l'Etat fonctionne bien dans certains domaines qui relèvent de ses fonctions régaliennes : armée, police, sécurité. Et son modèle de protection sociale, s'il a bien des inefficacités, est plutôt un bon système quand on le compare aux autres. La « destruction créatrice " décrite par Joseph Schumpeter est formidablement efficace à condition que l'Etat organise des garanties sociales. 

Par où passe la sortie de crise ?
G. S. C'est une crise dans le capitalisme, et non une crise du capitalisme. Elle ne devrait pas nous surprendre. On ne connaît pas de capitalisme sans crise, car il est fondé sur le risque et l'innovation. Il y a toujours des innovations qui tournent mal, comme par exemple les produits dérivés. Et ces crises ont toujours une origine monétaire. C'est ce que nous a appris Milton Friedman. Une création excessive de monnaie débouche inévitablement sur une spéculation à court terme. L'origine de la crise actuelle est la débauche monétaire qui a débuté aux Etats-Unis en 2003. Les dollars créés localement et les dollars rapatriés du reste du monde ont gonflé une bulle dans l'immobilier. La source de la crise n'est pas le spéculateur mais la création des conditions d'une spéculation massive. Et la solution n'est donc pas la réglementation. L'économiste Jean Tirole l'a bien montré : c'est d'abord l'information qui a manqué. Avec les produits dérivés, les investisseurs ne savaient pas ce qu'ils achetaient. Un peu comme un malade qui aurait acheté un médicament puissant fourni sans notice d'accompagnement sur ses effets indésirables.
M. G. Cette crise est très originale. C'est la première à effet de contamination universelle, sans précédent. Maintenant, les économies ouvertes sont beaucoup plus vulnérables. Les seuls pays où les banques ont résisté à l'automne dernier étaient d'ailleurs ceux qui avaient un contrôle des changes, comme le Maroc. Le système ne peut pas continuer à fonctionner ainsi. Le prix de l'éclatement des bulles est trop élevé et les Etats n'adoptent aucune mesure pour corriger le système.
G. S. Il est très difficile d'analyser un événement quand on est dedans ! Vous savez, les économistes ne sont toujours pas d'accord sur la crise des années 1930. Mais nous en avons tout de même retenu une solution : pratiquement personne ne réclame le retour du protectionnisme. De même, nous avons retenu une leçon essentielle de la crise de 1973 : l'inflation n'est pas une réponse à la crise.
M. G. En quelque sorte, les gens devraient être encore plus libéraux pour lutter contre les excès du libéralisme... Je crois qu'il faut plutôt corriger l'expérience libérale en cours, si l'on veut sauver le soldat libéral ! Antonio Gramsci disait que « la crise est ce qui sépare le vieux du neuf ». J'attends le neuf.
G. S. Vous aspirez à la perfection. Or l'économie se prête mal à l'utopie. Elle tombe en panne tout le temps, elle est dure à réparer et plus encore à expliquer. Elle est dictée par le « hasard sauvage ", selon l'expression de Benoît Mandelbrot, qui en déduit que les marchés financiers sont un endroit très dangereux. Et pourtant, malgré ces imperfections, les progrès de la science économique sont considérables.
M. G. L'économie, ce n'est pas la fatalité des imperfections. C'est aussi l'exercice des responsabilités : la création des richesses et leur partage. Ces responsabilités ne sont plus exercées parce que les repères moraux ont disparu. Je forme le souhait que la crise nous permettra de tourner la page d'une époque où des acteurs ont saccagé impunément des entreprises et des pays pour gagner de l'argent, pour revenir à une gestion d'hommes exemplaires. Le libéralisme repose sur deux principes : la régulation des marchés et l'éducation des hommes. Je vois une sortie de la crise par ces deux principes.
G. S. La cupidité n'est pas une nouveauté. Le boulanger vend son pain par esprit de lucre, nous disait Adam Smith il y a plus de deux siècles. L'économie libérale est une façon de faire vivre ensemble des individus qui n'ont pas la même morale. Au-delà, c'est à la loi et à l'Etat de fixer les limites. Moraliser le capitalisme ? On ne peut pas plus moraliser le capitalisme que la plomberie ! Je rappelle que l'économie ne produit pas de valeurs, mais des richesses.

JEAN-MARC VITTORI - Les Echos
Source




B) De quel libéralisme Macron est-il le nom?

Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.

À en croire ses pourfendeurs, campés aux deux extrémités de notre échiquier politique, Emmanuel Macron ne serait que l’incarnation hexagonale du libéralisme, ce virus venu de l’étranger et qui, sous diverses formes (néo- ; ultra- ; sauvage ou rampante), aurait irrémédiablement infecté la mondialisation actuelle, pour le plus grand malheur des plus démunis. L’intéressé quant à lui s’est toujours montré prudent lorsqu’on l’interrogeait sur son rapport au libéralisme ; ce qui peut fort bien se comprendre dans un pays comme le nôtre, où cette école de pensée est si volontiers caricaturée – et si largement méconnue. Pour autant, lorsqu’on lit le programme d’En Marche! et plus encore le livre Révolution, il est difficile de ne pas pleinement inclure le nouveau Président de la République française dans ce que l’historien anglais Michael Freeden appelle la «famille libérale» ; soit une vaste nébuleuse idéologique à l’intérieur de laquelle peuvent se manifester de substantielles divergences, mais dont les membres partagent néanmoins une «structure conceptuelle stable», fondée sur quelques principes intangibles, comme la défense intransigeante de la liberté, de l’initiative et de la responsabilité individuelles, ou encore le goût prononcé du pluralisme et de la tolérance, contre toutes les formes de dogmatisme.
À lire et à entendre Emmanuel Macron, il peut sembler aussi aisé de l’inclure dans cette grande famille libérale que délicat de le rattacher à un courant précis au sein de cette mouvance hétéroclite. Car s’il développe une pensée indéniablement cohérente – allant jusqu’à affirmer dans une interview récente à Mediapart qu’il essayait «de construire une pensée qui fait système» –, il n’en reste pas moins avare de références théoriques ou livresques (ce qui ne saurait nous étonner de la part d’un homme politique, s’il n’était aussi iconoclaste). De fait, même son éloge répété de Paul Ricœur, dont il fut brièvement le collaborateur, concerne davantage l’homme que la pensée (une pensée assez peu politique du reste). Et ses fréquentes références à Jean Jaurès relèvent davantage d’un lieu commun flattant à peu de frais la gauche française que d’une authentique dette spirituelle. Il n’est donc pas facile d’établir une généalogie intellectuelle précise de son projet politique, même si cela ne doit pas nous interdire des rapprochements entre certains des thèmes récurrents de son discours et un (ou des) courant(s) particulier(s) de la galaxie libérale.

L'aggiornamento idéologique que le PS n'a jamais fait

C’est ainsi par exemple que l’on est d’emblée tenté d’établir un parallèle entre le projet politique d’Emmanuel Macron et la «Troisième Voie» théorisée il y a une vingtaine d’années par le sociologue anglais Anthony Giddens, avant de fournir à Tony Blair un nouveau logiciel idéologique destiné à refonder la gauche travailliste sous les traits du New Labour. Tout se passe en effet comme si le leader d’En Marche! était en passe d’imposer à la gauche française de gouvernement cet aggiornamento idéologique que le Parti socialiste s’est jusqu’à sa tombe refusé à faire ouvertement, préférant se réfugier dans le déni jospinien de la «parenthèse» (ouverte en 1983, mais jamais officiellement refermée) puis dans la tiède synthèse hollandaise, source d’ambiguïtés et de rancœurs infinies.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tony Blair a récemment publié dans Le Monde une tribune tressant des louanges au nouveau locataire de l’Élysée, dans lequel il ne peut s’empêcher de voir une sorte d’héritier spirituel –même si, à la différence de l’ancien Premier ministre britannique, le nouveau chef de l’État français entend imposer sa «révolution conceptuelle» en brisant le Parti socialiste en même temps que le clivage gauche-droite ; là où Blair avait pu opérer de l’intérieur du parti travailliste une mue idéologique de grande ampleur. Reste que la comparaison entre les deux entreprises politiques s’impose d’elle-même, et qu’elle dépasse largement les analogies superficielles, comme la jeunesse commune aux deux hommes (Tony Blair n’avait que 44 ans lorsqu’il est entré au 10 Downing Street) ou encore leur évident charisme (on a quelque peu oublié, après le fiasco irakien, l’espoir qu’avait pu susciter outre-Manche l’arrivée au pouvoir du New Labour en 1997).
Le parallèle entre le blairisme et ce qui deviendra peut-être un jour le macronisme est bien plus profond qu’il n’y paraît, car il touche à la synthèse que les deux hommes opèrent –chacun à leur manière– entre les préoccupations sociales traditionnelles de la gauche et un héritage libéral en partie commun. En effet, leur synthèse sociale-libérale ou libérale-sociale emprunte beaucoup à ce que l’on a appelé au tournant des XIXe et XXe siècles, le «nouveau libéralisme» [1], dans la mesure où l’un et l’autre offrent une actualisation d’un corpus d’idées largement nées avec la deuxième révolution industrielle, et qu’il s’agit aujourd’hui d’adapter aux défis de la mondialisation (parfois qualifiée de «troisième révolution industrielle»).
On peut même faire remonter les racines de cet héritage idéologique – plus ou moins conscient et assumé– jusqu’à John Stuart Mill ; un auteur tout à fait charnière dans la riche histoire de la pensée libérale. Certes, rien ne prouve qu’Emmanuel Macron l’ait lu, pas plus du reste que les divers penseurs qui à sa suite ont contribué à forger le «nouveau libéralisme»: Thomas H. Green et Leonard T. Hobhouse outre-Manche avec le New Liberalism ; Léon Bourgeois en France avec le «solidarisme» ; Carlo Rosselli et les «socialistes libéraux» en Italie ; ou encore John Dewey et Woodrow Wilson aux États-Unis avec le «progressisme», etc. Il n’en est pas moins saisissant de constater à quel point la société de mobilité et d’égalité des chances qu’entend promouvoir Emmanuel Macron s’inscrit pleinement dans un courant parfaitement identifiable pour l’historien des idées politiques.

Le libéralisme de John Stuart Mill

Né d’une inflexion majeure du libéralisme, il a été inauguré par les dernières œuvres de John Stuart Mill (qui s’est rapproché du socialisme à la fin de sa vie) et s’est ensuite prolongé jusqu’à nos jours, à travers des penseurs fort divers, mais tous attachés à réconcilier la liberté et une certaine forme d’égalité (John Rawls pourrait en fournir un bon exemple). Cette inflexion décisive du libéralisme a opéré trois mutations majeures par rapport au libéralisme classique des XVIIe et XVIIIe siècle. La première a consisté à substituer à la vision atomistique de l’individu qui dominait à l’époque des Lumières (et qualifiée par ses adversaires de «robinsonnade») une nouvelle conception, plus sociale et plus mobile. En effet, ce que Mill choisit de nommer «individualité» ne désigne plus un concept statique, mais un être social en devenir, qui entend accomplir un projet de vie, c’est-à-dire faire fructifier ses talents et exploiter au mieux ses potentialités. Or c’est là très exactement ce que ne cesse de répéter Emmanuel Macron, qui dit croire «profondément à une société du choix, c’est-à-dire libérée des blocages de tous ordres» et «dans laquelle chacun pourrait décider de sa vie». Une société où les individus seraient «en marche» en quelque sorte…
De cette première inflexion découle une deuxième, tout aussi cruciale: le passage de la «liberté négative» du libéralisme classique (ce que les anglo-saxons appellent freedom from) à la «liberté positive» du nouveau libéralisme (freedom to). Alors que le premier concevait la liberté comme une simple absence d’oppression ou de coercition ; avec le second, la liberté est conçue comme le pouvoir d’agir, comme la capacité à accomplir une tache, en exploitant pleinement ses facultés. Cette mutation est fondamentale car l’obstacle à la liberté n’est plus du tout le même. Dans le libéralisme classique, c’est l’autorité arbitraire (celle du pouvoir politique ou de l’autorité religieuse) qui opprime l’individu en le privant de son indépendance. Désormais, c’est l’absence de moyens (y compris financiers) qui l’empêche de s’épanouir librement et de faire fructifier son potentiel. D’où un rapport radicalement différent à l’État: là où le libéralisme classique y soupçonne toujours une menace, le nouveau libéralisme y voit au contraire un précieux allié pour l’individu ; cet être social en construction. Là encore, on retrouve un thème omniprésent chez Emmanuel Macron, qui n’hésite pas à vanter le rôle d’«investisseur social» de l’État, notamment lorsque celui-ci dépense pour l’éducation ou la formation permanente.
La troisième et dernière grande mutation opérée par le nouveau libéralisme concerne la conception de l’égalité, puisqu’il substitue à une stricte égalité juridique la notion d’égalité des chances qui, une fois encore, est omniprésente dans le discours macronien. Celui-ci va jusqu’à prôner une forme de discrimination positive, puisqu’il ne cesse de répéter que «l’uniformité ne signifie plus l’égalité» et que «l’égalité ne consiste pas à faire pareil pour tout le monde». Au contraire, dit-il, «l’égalité réelle» consiste à «donner plus à ceux qui ont moins», «à faire plus pour ceux qui ont moins». L’idée est amplement développée dans Révolution, mais elle a aussi trouvé une traduction concrète dans le programme du candidat Macron, sous la forme de diverses mesures-phares, comme les emplois francs destinés à encourager l’embauche des habitants des quartiers prioritaires (avec une prime de 15 000 euros sur trois ans pour le recrutement en CDI d’un habitant de ces quartiers), les classes de douze élèves en CP et CE1 en zone prioritaire, ou encore une prime annuelle de 3000 euros pour les enseignants qui accepteraient d’y être mutés, etc.

Bel et bien libéral

On peut, du reste, remarquer que la conception de l’égalité que développe le nouveau président de la République se distingue aussi bien du socialisme –qui raisonne d’abord en termes d’égalité des conditions–, que du libéralisme classique –qui raisonne exclusivement en termes d’égalité des droits. En effet, Emmanuel Macron est bel et bien un libéral puisqu’il entend simplement faire en sorte que chacun soit à égalité sur la ligne de départ (quitte à donner un coup de pouce à ceux qui souffrent d’un handicap initial), tout en laissant ensuite la compétition et l’émulation porter leurs fruits dans la mesure où les individus devront prouver leur mérite en travaillant, osant, innovant, risquant, etc. Il est peu de thème qui revienne aussi souvent sous sa plume que celui de la réhabilitation du mérite et de la réussite individuelle (un ethos devenu depuis des décennies largement étranger à une gauche française plus encline à la commisération envers les plus démunis ou à l’invective envers les plus aisés).
Pour autant, à la différence du libéralisme classique, le créateur d’En Marche ! ne se contente pas de revendiquer une stricte égalité juridique, pas plus qu’il ne renvoie l’échec à une simple faute morale, comme dans la vision spencérienne qui dominait à l’époque victorienne (et qui, aujourd’hui encore, n’est pas étrangère à un certain libéralisme conservateur). La société macronienne de la mobilité (par opposition à la société de privilèges et de statuts) et de l’égalité des chances (à rebours d’une certaine forme de darwinisme social) retrouve ainsi une logique qui a été initiée par le nouveau libéralisme il y a maintenant plus d’un siècle, avant d’être reprise notamment par la troisième voie blairiste –héritière directe du New Liberalism.
Pourtant, il existe une différence non négligeable entre celle-ci et le libéralisme d’Emmanuel Macron. En bon Français, ce dernier accorde à l’État un rôle sensiblement plus important que nos voisins britanniques. En effet, alors que Blair et Giddens imaginaient volontiers que (pour des raisons d’efficacité notamment) le secteur privé pouvait en partie se substituer à l’État en accomplissant un certain nombre de missions de service public, le candidat d’EM s’avère autrement plus réservé sur cette question.
Ainsi, dans Révolution, il ne cesse de renvoyer dos à dos la gauche conservatrice, qui attend tout de l’État, et ceux qu’il appelle les libéraux doctrinaires, qui au contraire attendent le salut du pur et simple démantèlement de la puissance publique. Dans le même esprit, le futur président écrit de l’école, de la santé (et même de la transition écologique) que si ce sont là «des domaines où l’action publique peut faire mieux» ; en revanche «personne ne peut faire sans elle». De fait, l’État conserve un rôle tout à fait essentiel dans le programme macronien, comme l’illustrent les cinquante milliards d’investissements publics annoncés, ou encore le «volontarisme lucide» prôné en matière de politique industrielle. Ce faisant, le nouveau Président de la République s’avère fidèle à la fois à un libéralisme français traditionnellement statophile et à sa formation d’énarque et d’inspecteur des Finances (deux institutions ayant toujours eu une conception de l’économie très statocentrée). De la même manière, il semble devoir rester très hexagonal dans sa conception même du pouvoir. Car si l’on se fie à sa pratique de chef de parti et de candidat, ou encore à ses premiers pas de Président élu, notre jeune monarque républicain semble développer une approche du pouvoir très verticale, centralisée, autoritaire, «jupitérienne» (pour reprendre ses propres termes). Doit-on y voir l’amorce d’une forme de volontarisme à la Bonaparte (celui du Consulat) dont la conciliation avec le libéralisme, sans être nécessairement impossible, n’en est pas moins problématique à maints égards ? Ce sera là, à n’en pas douter, une question que nous aurons à nous poser dans un proche avenir. Mais cela suppose au préalable d’accorder un peu de temps à notre Président afin de pouvoir mesurer avec précision ce qu’il entend pratiquement par un retour à «l’esprit de la Ve République» – ce qui semble être son intention profonde.

1 — À ne surtout pas confondre avec le «néolibéralisme» des années 1970 et 1980 incarné par des penseurs comme Milton Friedman ou Hayek, et qui correspond bien plutôt à une tentative de retour aux principes du libéralisme classique, qui aurait été «trahi» par Mill et ses successeurs.


Jérôme Perrier et Telos

Jérôme Perrier Agrégé et docteur en histoire
Telos Agence intellectuelle regroupant universitaires et professionnels


Emmanuel Macron est-il vraiment libéral?
Qu’est-ce que le libéralisme égalitaire?
Les quatre malentendus que recouvre le succès d'Emmanuel Macron


Source




C) Libéral ou capitaliste: ce n’est pas la même chose

Capitalisme et libéralisme peuvent toujours se combiner dans les discours politiques et réalités économiques. Mais, en bout de ligne, ils désignent deux mécanismes coopératifs et deux systèmes théoriques distincts. Plus que cela, ces deux systèmes entrent souvent en conflit.

Certaines erreurs et incompréhensions ont la vie dure, en particulier en économie. Un exemple est la vision qu’ont certains politiciens ou intellectuels, en France et ailleurs, du libéralisme économique[1]. Cette vision est souvent à la fois extensive et restrictive. Elle conduit à justifier trop de dérégulation et pas assez d’intervention.

Deux erreurs sont très répandues.
La première est de confondre libéralisme économique et capitalisme. Le premier justifierait le règne de grandes multinationales dominatrices sur leur marché respectif à partir du moment où une telle situation résulterait d’une compétition (plus ou moins équitable) avec d’autres entreprises. Le concept de «néolibéralisme» illustre ce biais: la défense du libéralisme économique est assimilée à celle de multinationales. Tout au moins, on ne voit pas le problème dans la situation actuelle d’un Apple par exemple.
La seconde erreur est de minimiser le rôle joué par l’Etat moderne dans le fonctionnement des marchés. L’erreur consiste à croire que marchés et entreprises n’auraient nul besoin des institutions publiques pour être efficaces.

Le libéralisme n’est pas le capitalisme

La première erreur est courante. Elle est commise à la fois par ceux qui dénoncent le néolibéralisme[2] et par ceux qui se réclament du libéralisme (par exemple Liberal Alliance au Danemark ainsi que toute une galaxie de mouvements, clubs de pensée en Europe). Elle s’enracine dans une confusion entre défense des marchés libres et défense de certaines entités qui y opèrent: les grandes entreprises, en général multinationales.
Le capitalisme défend l’idée que l’efficience économique est fondée sur l’accumulation du capital (machines, ordinateurs, robots, etc.), la division du travail et la spécialisation des travailleurs. La manufacture d’épingles d’Adam Smith dans De la richesse des nations en est l’archétype. S’il est plus efficient d’accroître la taille des unités de production (jusqu’à un certain point où les rendements marginaux diminuent), c’est parce que l’effet de taille conduit à un abaissement des coûts de production et/ou une augmentation de la productivité, ce sont les rendements d’échelle. Ces derniers résultent de l’accumulation du capital, c’est-à-dire du fait que la productivité globale d’une entreprise est supérieure à la somme des productivités individuelles de ses employés s’ils devaient s’acquitter séparément de leurs tâches.
Ainsi, le communisme tel que pratiqué dans l’Union soviétique était un capitalisme d’Etat, n’en déplaise à certains. Le mécanisme était d’accumuler des moyens de production pour obtenir des rendements d’échelle. Bien évidemment, une différence essentielle tenait dans la propriété des moyens de production –étatique pour le communisme, privée pour le capitalisme– ainsi que dans les buts généraux du régime politique dans lequel cet arrangement productif s’insérait. Mais le mécanisme de base était le même.
De son côté, le libéralisme repose sur l’idée que l’efficience économique découle de l’échange libre entre des agents. Ces derniers peuvent entrer et sortir sans contrainte du marché, possèdent un pouvoir de marché faible (c'est-à-dire qu’ils sont incapables de déterminer les prix), ils ont une connaissance parfaite des prix, etc. (la fameuse compétition «pure et parfaite»). Ces conditions peuvent être considérées comme théoriques, voire utopiques (ce qu’elles sont), elles n’en remplissent pas moins la fonction d’idéal pour tout libéral économique qui se respecte.
Le mécanisme au cœur du libéralisme économique est l’échange mu par deux types de différences entre agents: des différences de préférences (je préfère les bananes aux pommes, vous préférez les pommes aux bananes, on a donc intérêt à échanger) et des différences de «dotations initiales» (j’ai des chaussures, vous avez des pantalons, à moins de me promener en caleçon et vous pieds nus, on a tout intérêt à échanger).
Capitalisme et libéralisme peuvent toujours se combiner dans les discours politiques et réalités économiques. Mais, en bout de ligne, libéralisme et capitalisme désignent deux mécanismes coopératifs (échange vs économie d’échelle) et deux systèmes théoriques distincts. Plus que cela, ces deux systèmes entrent souvent en conflit, car ils ne justifient pas les mêmes mécanismes économiques, politiques publiques et ne s’appuient pas sur les mêmes valeurs.



Si on ne saisit pas cette différence, on ne peut pas comprendre la raison pour laquelle Milton Friedman, monétariste et fervent libéral, considérait que la communauté des affaires et les grandes entreprises étaient les ennemis du marché.
Car grande entreprise rime avec pouvoir de marché, c’est-à-dire possibilité d’imposer ses prix aux consommateurs par exemple, d’autant plus si ceux-ci sont captifs (pratiques courantes pour des entreprises comme Apple, Microsoft ou IBM).
Des entreprises trop puissantes perturbent les lois du marché, bases du libéralisme économique. Elles peuvent bloquer l’entrée de concurrents potentiels sur leur marché. Elles ont tendance à imposer leur prix et donc violer la loi de l’offre et de la demande.
C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis, pays profondément libéral, ont promulgué dès 1890 le Sherman Antitrust Act et une série de lois contre les ententes, collusions et distorsions de marché générées par les grandes entreprises. Ces mesures sont libérales et, dans une certaine mesure, anti-capitalistes puisqu’elles visent à limiter l’accumulation du capital.

Les marchés ont besoin des institutions publiques

Outre la défense injustifiée des grandes entreprises, certains politiciens et intellectuels se réclamant du libéralisme commettent une seconde erreur. Ils conçoivent les marchés comme des institutions qui s’autorégulent. Ou alors ils assument que moins de régulation est forcément bénéfique d’un point de vue libéral.
Le problème est que les marchés ne sont pas des institutions autosuffisantes. Leur création est guidée par des institutions plus «épaisses» et moins spontanées (constitution, droit des affaires, tribunaux, police, parlement, agences publiques etc.). Leur fonctionnement est garanti par ces mêmes institutions. Les marchés ne sont pas des «institutions» au sens où la sécurité sociale, les tribunaux ou la police le sont. Ils constituent des institutions dans un sens allégorique ou trivial (c’est-à-dire qu’ils ont été «institués»).
Pour que des marchés existent et soient efficaces, un certain nombre de biens (en général) publics sont nécessaires.
Les difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales et les ménages les plus aisés

Il faut qu’un système de droits de propriété soit établi par la loi, contrôlé par les tribunaux et garanti par la force. Il faut des routes pour que les biens circulent. Il faut un système de paiement (une monnaie) qui soit garanti par un acteur dont le risque de défaut est minime afin de rassurer les acteurs de marché et sortir d’une économie de troc. Il est nécessaire que les agents (consommateurs et producteurs) soient capables de lire les signaux du marché et de se livrer à des interactions qui satisfassent leurs réels besoins. En d’autres termes, les individus doivent être éduqués, tâche dont tous les Etats démocratiques se sont acquittés avec succès (il suffit de considérer l’évolution du taux d’alphabétisation dans tous les pays dotés d’un Etat providence depuis un siècle et demi). Il est également nécessaire qu’un agent garantisse l’ensemble des marchés contre les risques majeurs comme une crise financière, environnementale, sociale, etc. (tâche dont se sont plutôt bien acquittés la plupart des Etats occidentaux depuis 2007).
En bref, des institutions (des «vraies», épaisses) doivent jouer le rôle d’assureurs de dernier ressort et c’est l’Etat qui est le plus à même de s’en charger.
Penser que les marchés contemporains, complexes, régulés (afin de garantir leur stabilité, la sécurité des employés et consommateurs, la qualité des produits, etc.) peuvent être compris en recourant à des analogies du type «deux individus avec des biens à échanger se rencontrent dans la forêt et hop! Voilà! On obtient un marché» relève soit de la malhonnêteté intellectuelle soit d’une incompréhension profonde de ce qu’est une économie complexe.

Pourquoi ces questions sont importantes

Ces distinctions importent, car elles apportent de la profondeur à notre compréhension des tensions qui traversent nos sociétés, surtout depuis la crise de 2007-2008.
Tout d’abord, elles éclairent la question de l’accumulation du capital sous un jour qui devrait inquiéter les libéraux économiques. Si les récents travaux de Thomas Piketty questionnent l’accumulation du capital par les ménages les plus aisés, il y a un autre problème: celui de la concentration du capital corporatif. L’économie et la société sont actuellement malades, non seulement de la dérégulation des marchés, mais aussi des comportements d’acteurs qui y opèrent: certaines grandes entreprises.
Le problème est multiple. Dans la plupart des pays industrialisés, les grandes entreprises soit paient beaucoup moins de taxes qu’elles ne le devraient, soit n’en paient pas du tout en recourant à l’optimisation fiscale. Elles ne repaient donc pas ce qu’elles doivent à la communauté politique.
Les difficultés budgétaires des Etats sont moins dues à la crise qu’à l’évasion fiscale pratiquée à grande échelle par les firmes multinationales et les ménages les plus aisés, donc par les grands détenteurs de capital. Le problème est que l’évasion fiscale sape la production de biens et services publics (éducation, santé, infrastructures, sécurité, règne du droit, etc.) qui sont nécessaires aux marchés pour fonctionner de manière efficace.
Outre l’impact sur les budgets publics, la concentration du capital offre aussi à une poignée d’individus et d’organisations la possibilité d’influencer de manière décisive divers processus démocratiques (élections, décisions politiques, normes sanitaires et sociales, évaluation des politiques publiques) dans un sens favorable à leurs intérêts. Il s’agit d’un problème qui doit inquiéter n’importe quel libéral au niveau national, mais aussi européen. Si l’idéal libéral est celui d’une société dans laquelle les individus peuvent s’exprimer, échanger, s’associer ou entreprendre sans être soumis à l’arbitraire de qui que ce soit (entité publique ou privée), force est alors de reconnaître que la situation actuelle est très éloignée de cet idéal.
En France et en Europe, libéraux et sociaux-démocrates devraient s’asseoir à la même table et débattre de régulation. De fortes divergences de vues existent et continueront d’exister. Il n’y aura jamais de consensus. Mais, percevoir que les uns et les autres ont intérêt à se soucier de régulation permet de sortir de la fausse dichotomie entre sociaux-démocrates et autres socialistes qui seraient favorables à la régulation et libéraux qui y seraient opposée. Les deux groupes sont inclinés à réguler. Pas de la même façon, c’est certain, mais c’est de cela dont il faut débattre.
L’objectif n’est pas de lutter contre les entreprises ou le capital productif. Les PME-PMI jouent un rôle essentiel, trop souvent négligé, pour l’emploi, la production et l’innovation. Mais les grandes compagnies en sont les excroissances parfois monstrueuses. Si la taille de certaines entreprises est nécessaire au vu des investissements demandés dans le secteur en question (par exemple, transport aérien, industrie lourde), il n’en demeure pas moins que leur pouvoir, leur gouvernance ainsi que le respect qu’elles affichent des règles du jeu social (comme l’imposition) doivent faire l’objet d’un contrôle strict de la part des institutions démocratiques.


Taux moyen de taxe sur les entreprises | Source: kpmg

De ce point de vue, il est inacceptable que le taux moyen de taxe sur les entreprises soit inférieur en Europe à ce qu’il est aux Etats-Unis ou au Japon (21,34% contre 40% et 35,64%).
Par ailleurs, il serait bon de remettre à plat les niches fiscales et autres complaisances dont bénéficient les grands détenteurs de capital.
Le projet est ambitieux. En cela, il nécessite le soutien, au niveau européen, de politiques allant des socialistes aux libéraux.
De manière générale, le public ne devrait pas être dupe de l’usage qui est fait du concept de «libéralisme», à droite comme à gauche, chez certains de ses défenseurs et critiques.
Le libéralisme économique dont nombre de grandes entreprises se réclament et dont beaucoup de partis «libéraux» font l’apologie n’est en fait qu’un libéralisme «instrumental», c’est-à-dire une dérégulation de marchés où ces entreprises ont la possibilité d’acquérir une position dominante en violation directe des principes fondateurs du libéralisme économique. Du point de vue du libéralisme économique, moins de régulation étatique n’est pas forcément une bonne chose. C’est souvent le contraire!
La grande révolution néo-libérale des années 1980 a surtout été une grande révolution capitaliste et les libéraux devraient se soucier de ses conséquences.

1 — L’article porte sur le libéralisme économique, non sur sa forme politique (les liberals anglo-saxons).
2 — Il est intéressant de relever que le courant anarchiste est très fort chez les altermondialistes. En toute logique, ce courant devrait produire une critique du capitalisme, mais moins du libéralisme économique.

Xavier Landes et Claus Strue Frederiksen et David Budtz Pedersen
Xavier Landes Professeur en éthique des affaires et développement durable à la Stockholm School of Economics de Riga
Claus Strue Frederiksen Chercheur à l'université de Copenhague
David Budtz Pedersen Chercheur à l'université de Copenhague
Source



D) Libéralisme, ordolibéralisme, néolibéralisme … Quel fondement économique pour le marché intérieur et le droit européen de la concurrence ?

C’est aujourd’hui une mode, sur la scène politique notamment, que de parler de « déferlement néo-libéral », de « libéralisme à tout va de Bruxelles ». De nombreux vocables sont employés pour qualifier l’ordre économique européen dont on se plaint sur l’ensemble du spectre politique français.
          Toutefois, libéralisme et néolibéralisme sont deux notions différentes. Le libéralisme se réfère à des choses différentes selon que l’on en parle comme courant économique ou comme courant politique. Cela ne signifie pas cependant qu’il n’existe aucun liens entre ces deux notions.
          Il s’agira dans cet article de clarifier le sens de quelques-uns de ces vocables et de les distinguer. On introduira l’analyse d’un courant de pensée économique injustement méconnu : l’ordolibéralisme.  L’injustice vient du fait que ce courant, dit de l’école de Fribourg fonde le « cadre » économique européen du marché intérieur et en conséquence le moule du droit européen de la concurrence.
          Je tiens à avertir le/la lecteur/lectrice qu’il ne s’agira pas ici de dégager toutes les subtilités épistémologiques caractérisant chacun de ces courants.
 
 
          Le libéralisme s’entend le plus souvent de deux manières : le libéralisme politique et le libéralisme économique. Il est souvent reproché à ceux qui emploient le terme « libéralisme » de réduire son sens au seul champ économique. L’application au champ économique est plus tardive que l’application à l’espace économique ; c’est l’avis de Michel Guénaire, avocat et maître de conférence en droit public, dans une interview à la revue Débattitrée « Libéralisme et néolibéralisme ». Il identifie « un libéralisme qui est né du combat des hommes pour la liberté politique, à côté d’un libéralisme qui a réfléchi aux conditions de la création de la richesse des nations. (…) Ces deux libéralismes sont apparus historiquement l’un après l’autre. »[1]
Les deux libéralismes… Du politique à l’économique
          En quelques mots cet article mettra en évidence ce qui fonde le libéralisme politique et comment son influence s’est exprimée dans le champ économique.
          Le libéralisme place la liberté et son exercice, tant qu’il ne nuit pas à l’exercice de celle de son voisin, au sommet de sa hiérarchie de valeurs. A partir de là, un vaste dégradé de courants se dégage selon le degré de liberté promu. Cela va ainsi du libéral-conservatisme au libertarianisme tel qu’il existe aux États-Unis notamment. Le corollaire de cette importance de la liberté individuelle est le retrait de l’État, son effacement. Dans sa leçon du 17 janvier 1979 au Collège de France, Foucauld dit qu’il s’agit de « limiter de l’intérieur l’exercice du pouvoir de gouverner »[2]. Il s’agit de la matrice fondamentale du libéralisme : la liberté individuelle contre le pouvoir de l’État.
          Par extension, cette philosophie s’est traduite dans l’espace économique par une réduction importante de l’intervention de l’État. Les agents économiques doivent pouvoir entrer et sortir d’un marché librement, exercer librement leur activité sans faire l’objet d’une surveillance excessive de l’appareil d’État. En bref, la qualité de toute action politique se mesure à son effet sur la liberté individuelle.
          Ce principe s’est ainsi traduit en économie par la doctrine dite « du laisser-faire ». On considère alors qu’un marché s’autorégule et alloue de manière optimale les richesses qui y circulent entre les différents agents en présence. Le marché est une organisation naturelle au sens où il se met en place sans intervention extérieure. C’est au contraire l’absence d’intervention extérieure qui favorise son apparition et son efficience. Il s’agit d’une idée fondamentale à retenir notamment pour la distinction future avec l’ordolibéralisme. Les agents sont dès lors responsables des actes qu’ils posent et des choix qu’ils font et doivent en assumer les conséquences.
          Ce qui est mis en évidence suffit aux distinctions que l’on souhaite étudier dans cet article. Aussi je tiens à souligner qu’il n’y a pas volonté d’exhaustivité dans la reproduction de l’ensemble des idées véhiculées par le libéralisme.
Le néolibéralisme… un désaveu des principes libéraux ?

          Le néolibéralisme est plus souvent encore mis en cause. En quoi se distingue-t-il dès lors du libéralisme ? Comme nous l’avons vu, le libéralisme politique fonde historiquement et épistémologiquement le libéralisme économique. La thèse de Michel Guénaire, sur la distinction entre néo-libéralisme et libéralisme est à ce propos intéressante.
          Deux critères les distinguent selon lui. Le premier critère est l’inversion de hiérarchie entre liberté politique et liberté économique. Le libéralisme économique a selon lui dévoré le libéralisme politique. « Si j’osais une formule, je dirais que le néo-libéralisme, c’est le libéralisme économique sans le libéralisme politique. »[3]
          La lecture de Foucauld va dans le même sens puisque le néolibéralisme est marqué selon lui par la disparition de la distinction entre sphère politique et sphère économique. Ce courant marque le le début de l’application des principes de l’économie libérale non seulement à la sphère politique mais aussi à l’ensemble de la société. Le marché n’est plus vu comme un endroit à « l‘intérieur », sur lequel l’influence de l’État est limitée. Le marché définit un ordre social dans son ensemble. Il estime que « Le problème du néo-libéralisme, c’est, au contraire, de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. »[4]
          Le deuxième critère de Michel Guénaire est la disparition d’une éducation de l’homme à la morale de la liberté. Il s’agit de l’apprentissage de la responsabilité induite par la liberté donnée aux individus. L’accroissement de la liberté donnée aux individus accroît par voie de conséquence leurs pouvoirs d’action. Il s’en suit selon les libéraux que leur responsabilité doit aussi être à la mesure de l’importance des actes qu’ils posent. Par exemple, une banque doit pouvoir faire faillite lorsque ses placements entrainent des pertes dont elle est responsable. Les plans de sauvetage ont été critiqués par bien des libéraux comme induisant ce que l’on appelle un aléa moral. Il s’agit d’une action favorisant un comportement à risque. Les libéraux estiment ainsi que le fait pour les États de pourvoir en fonds des banques qui ont perdu les leurs en raison de leur comportement, créé cet aléa.
          Ces courants ne permettent pas de fonder le droit européen de la concurrence. En effet, la seule existence d’un droit européen de la concurrence est problématique au regard de ces analyses libérales et néolibérales.
L’ordolibéralisme, un néolibéralisme tempéré pour le marché intérieur

          On peut à présent introduire le courant qui intéresse la construction européenne et le droit européen de la concurrence : l’ordolibéralisme. Il s’agit d’un courant considéré comme étant une forme de néolibéralisme notamment par Foucauld. Il constitue en effet un renouveau des thèses libérales en réaction à l’interventionnisme keynésien. Pour faire le lien avec ce qui a été précédemment dit et aider le lecteur à situer ce courant on peut retenir que Keynes défend l’interventionnisme d’État sur des données directement économiques. L’ordolibéralisme renoue avec les thèses libérales en considérant qu’il faut passer par le marché qui est plus efficient pour allouer des ressources. De nouveau, il y a l’idée que l’État doit voir son rôle limité.
         Il s’agit d’un courant développé dans l’entre-deux guerres en Allemagne à l’école de Fribourg-en-Brisgau. Walter Eucken (1851-1950) en a pensé les principes fondateurs dans son ouvrage Die Grundlagen der Nationalökonomie publié en 1940. Sa pensée s’est déployée toutefois en rupture avec quelques points du libéralisme traditionnel. En effet, il défend l’importance d’une harmonie sociale face à la seule liberté du marché. Ainsi, par comparaison avec le libéralisme, au sommet de sa hiérarchie de valeurs se place l’harmonie sociale et non pas la liberté. A l’origine il y a une sincère ambition sociale influencée par un certain catholicisme social.
          Dans un article titré « L’ordolibéralisme et la construction européenne » Michel Dévoluy, économiste et professeur à l’université de Strasbourg, dégage trois principes essentiels de l’ordolibéralisme[5] :
Des prix libres sont un bon indicateur pour les choix des agents économiques. Il s’ensuit que les « dérives oligopolistiques » doivent faire l’objet d’un contrôle par les Etats.
Lorsque le système économique est efficace, alors les acteurs sont en sécurité. Cette efficacité est conditionnée par l’existence d’une faible inflation et par la maîtrise des finances publiques.
L’État doit soutenir les citoyens les plus défavorisés, l’auteur d’ajouter : « Mais la réalisation de ce commandement n’est pas toujours en phase avec les deux normes précédentes. »[6]
 
          Le point d’origine du droit européen de la concurrence est le premier de ces principes. En rupture avec le libéralisme, le marché n’est plus vu comme étant un ordre naturel optimal. Il doit être construit et protégé par les autorités.
          Dans l’ouvrage cité plus haut, M. Foucauld estime que ce qui caractérise l’ordolibéralisme est la défense d’une « politique de cadre ». Il entend par là une action « sur les données qui ne sont pas directement des données économiques, mais qui sont des données conditionnantes pour une éventuelle économie de marché. » (opus cité p146)
          Hans von der Groeben, diplomate allemand très marqué par l’ordolibéralisme, est le premier commissaire à la concurrence avec l’entrée en vigueur du Traité de Rome en 1957. Il déclare plus tard en 1967 : « La politique de la concurrence ne signifie pas laisser-faire, mais réaliser un ordre fondé sur des normes juridique. »[7]Le pont est alors fait entre l’ordolibéralisme et le droit de la concurrence.
          Cependant l’application du droit européen de la concurrence fait l’objet d’une bataille économique entre l’ordolibéralisme et le néolibéralisme de l’école dite de Chicago. A titre d’exemple, l’École de Chicago défend l’intérêt d’une entorse au droit de la concurrence en matière d’entente lorsque celle-ci se fait au profit du consommateur. Ce type d’argument a pris de l’importance entre la fin des années 90 et 2009. Mais la CJUE a finalement affirmé son opposition à cette rhétorique dans une décision GlaxoSmithKline[8]. La structure concurrentielle du marché doit être protégée pour elle-même. La raison en est la lutte contre les situations dans lesquelles une entreprise détiendrait un trop grand pouvoir de marché.
         On peut achever cet article sur une définition qui nous servira de base pour les prochains. Le droit européen de la concurrence est l’ensemble des règles qui protègent et encadrent le fonctionnement concurrentiel du marché intérieur.
 
François  CURAN



[1] « Libéralisme et néolibéralisme », Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[2]   Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 29
[3] « Libéralisme et néolibéralisme », Michel Guénaire, Revue Débat, 2014 n°78 p 52 à 61
[4]  Naissance du biopolitique, Michel Foucauld, Gallimard, 2004 p 137
[5] « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy, Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[6] Ibid.
[7]   « L’ordolibéralisme et la construction européenne », Michel Dévoluy Revue internationale et stratégique, 2016 N°3 p 26 à 36
[8] CJCE, 6 octobre 2009, GlaxoSmithKline c/ Commission ; les règles de concurrence protègent « non pas uniquement les intérêts des concurrents ou des consommateurs, mais la structure du marché, et ce faisant, la concurrence en tant que tel (…) »


L'heure fuit, le droit demeure

Source

 

octobre 20, 2014

Le libéralisme, christianisme, l'Homme selon Chantal DELSOL

L'Université Libérale, vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.

Chantal DELSOL nous convie avec sérénité de replacer le libéralisme dans son réel contexte (personnellement je reste mesuré sur certains de ces propos) , cependant à lire absolument et à largement diffuser.

Chantal Delsol : L’âge du renoncement, dilemme entre christianisme et libéralisme

Chantal Delsol se dit elle-même « néo-conservatrice » ou « libérale-conservatrice » ou « non-conformiste de droite ». Philosophe, professeur d’université, élève de Julien Freund, grande lectrice de Hannah Arendt et de Jan Patochka, elle sonde, de livres en livres, le désarroi de nos contemporains. Parution: (mai 2011) « L’âge du renoncement » (Le Cerf) où elle analyse l’actuelle fermeture de la « parenthèse » du judéo-christianisme qui nous conduirait, selon elle, a un retour de l’âge des mythes et du temps circulaire. Selon elle le nihilisme, le nôtre, ne serait qu’une phase de transition annonçant le retour du paganisme. 

Chantal Delsol s’interroge : que nous dit la sagesse d’aujourd’hui et quelle en est la limite ? Pourquoi faut-il considérer le nihilisme comme une simple parenthèse, comme un moment transitoire dans la « vaste décomposition des architectures de sens » qui s’opère aujourd’hui ? 

Mais surtout, la sagesse, pense notre invitée, dissout en quelque sorte, dans une indétermination généralisée, le souci de la vérité et renforce la puissance du marché – et son désir marchand. N’y a-t-il pas un conflit entre le christianisme revendiqué par Chantal Delsol et le libéralisme qu’elle défend aussi ? La décomposition du christianisme au profit de la sagesse ne vient-elle pas d’une domination de plus en plus grande d’un libéralisme désentravé ?

 


Dans l'atmosphère inquiète de la crise financière mondiale, on a vu ces derniers temps les États voler au secours de certains établissements privés pour compenser les déficits, dans le but de rendre la confiance aux particuliers et d'empêcher une débâcle économique. Depuis les États les plus attachés au libéralisme, comme les États-Unis, jusqu'à ceux acquis depuis peu au libéralisme, comme la France.
 
La presse et l'opinion antilibérales ont lu dans ces décisions une sorte de conversion au socialisme, à tout le moins un changement de cap devant les perversions du libéralisme, nouvellement découvertes. D'où des propos triomphalistes du genre «on vous l'avait bien dit…», ou «les voilà enfin rattrapés par la réalité…»
 
Pourtant, il n'y a là rien d'étonnant ni de nouveau. L'ingérence de l'État dans les affaires privées, accueillie comme une merveilleuse bonne nouvelle pour les tenants de l'étatisme, représente tout simplement pour le libéralisme la réponse à certaines situations bien précises. En leur temps, John Stuart Mill et Frédéric Bastiat le voyaient déjà ainsi. Les antilibéraux demeurent prisonniers de leur vision simpliste du libéralisme, qu'ils décrivent depuis des décennies comme un «ultralibéralisme». C'est leur excès dans l'identification de leur adversaire (excès dû à des causes militantes et idéologiques), qui les entraîne dans la mécompréhension des phénomènes actuels. La tendance, notamment en France, qui consiste à assimiler le libéralisme à l'anarchisme («le renard libre dans le poulailler libre», voilà ce qu'en donnent encore comme définition la plupart de nos étudiants, bien aidés en cela par leurs enseignants), tient de l'idéologie qui consiste à noircir l'adversaire en l'extrémisant, de façon à l'offrir facilement en vindicte à l'opinion.
 
Je ne dis pas qu'il n'existe pas des libéraux anarchistes, mais ils représentent une infime minorité, et la position idéologique consiste justement à identifier l'adversaire à sa minorité extrême, comme si nous autres libéraux étions assez idéologues ou assez crétins (au choix) pour identifier à longueur d'année le socialisme à Pol Pot.
 
Tout d'abord, le libéralisme n'a jamais prétendu qu'il devait se passer de lois, et bien plutôt il a toujours été persuadé qu'il ne saurait se développer valablement que sous des lois régaliennes précises et obéies. Mais, au-delà, il faut préciser (ce qui est moins simple et moins connu) que les libéraux défendent dans la plupart des cas une doctrine qui tient la liberté pour essentielle, mais non pas exclusive.
 
Ce qui les différencie des socialistes et en général des tenants de l'étatisme, c'est leur adhésion au principe de subsidiarité. Lequel réclame que l'État ne s'ingère pas dans les affaires privées tant que les privés accomplissent leur tâche sans nuire à l'intérêt général ; mais réclame au contraire l'ingérence de l'État lorsque la sphère privée se trouve insuffisante, débordée ou corrompue.
 
Le principe d'un libéralisme bien compris renvoie à cet égard aux préceptes des ordolibéraux du milieu du XXe siècle (dont la mouvance fut l'artisan de la renaissance de l'Allemagne après guerre) : «liberté autant que possible, autorité autant que nécessaire», ou encore, plus précisément et pour illustrer le domaine qui nous occupe en ce moment : «libéralisation autant que possible, nationalisation autant que nécessaire».
Les États-Unis se rallient à ces principes, et c'est en leur nom par exemple qu'après le 11 Septembre le gouvernement américain s'était ingéré dans les affaires de certaines compagnies d'aviation, provoquant aussitôt en France une vague de triomphe carrément stupide sur la conversion américaine à un certain étatisme…
 
Toute la question se trouve simplement dans la détermination du moment précis où le privé se trouve insuffisant au point que l'ingérence de l'État doive se déclencher : d'où les débats récents qui ont eu lieu aux États-Unis concernant le financement public de certaines banques. Mais le principe reste sous-jacent.
On ne peut comprendre le libéralisme ordonné que si l'on reconnaît la spécificité des situations exceptionnelles. Depuis Cicéron, la passion de la liberté a bien conscience que cette dernière doit laisser place à l'autorité gouvernante en cas de péril - la difficulté restant naturellement de définir le péril. La liberté demeure ici le moyen le plus humaniste pour viser la finalité suprême qui est l'intérêt général, sachant que dans certains cas l'autorité doit se substituer à la liberté pour voler au secours de l'intérêt général en danger.
 
Nos contemporains ont beaucoup de difficulté à admettre un traitement différent de la situation ordinaire et de la situation extraordinaire, car ils comprennent cette dernière comme un prétexte livré aux apprentis dictateurs qui légitimeraient ainsi leur sale besogne. Et le risque existe, en effet, mais peut-être vaut-il la peine de le courir pour obtenir un équilibre salutaire de la liberté et de l'autorité, la seconde garantissant la première.
 
Les Français, éduqués par des économistes bien souvent étatistes, restent persuadés que nous nous trouvons devant une alternative : l'ingérence permanente de l'État ou la terrible anarchie illustrée par «que le plus fort gagne» (et que le diable emporte les traînards). Il y bien longtemps que cette alternative a été dépassée par le libéralisme ordonné, ce que démontrent à l'envi bon nombre de pays épargnés de nos doctrinaires désuets.
 
Il est préjudiciable qu'en France les gouvernants eux-mêmes semblent encore marqués par la certitude de ce dilemme funeste, et ne soient pas capables d'expliquer clairement aux citoyens comment fonctionne et à quoi peut servir un libéralisme ordonné. Peut-être que cette crise permettra une ouverture d'esprit salutaire : mieux vaut tard que jamais.

Chantal Delsol
Le Figaro du 30 10 08
 
 
http://www.chantaldelsol.fr/la-droite-et-lagauche/
 
La droite et la gauche
Comparaison philosophique

L’un des grands Européens de la seconde moitié du siècle, Léo Moulin, avait écrit un ouvrage intitulé « La droite, la gauche et le péché originel ». L’écriture de ce livre n’était pas innocente au regard de sa propre vie. C’est dans les geôles de Mussolini qu’il avait lu les auteurs communistes, et compris que, nonobstant l’ouvriérisme de son père et ce qu’il croyait avoir repris de tradition familiale à cet égard, il n’était pas de gauche.

En dépit de l’opposition classique et pratique trop simple entre la droite et la gauche, qui sert de clivage dans un certain nombre de pays à commencer par la France, très peu d’ouvrages ont été écrits ici sur cette question depuis la fin de la seconde guerre mondiale. C’est pourquoi l’évocation du livre de Léo Moulin ne relève pas de l’anecdote, outre le plaisir que j’ai de commencer cet article par un hommage rendu à un grand esprit trop mal connu car Léo Moulin, comme le savent bien tous ceux qui l’ont connu, était un seigneur. Si les livres concernant ce clivage lui-même sont très rares, les ouvrages et même les articles concernant la définition de la « droite » sont extraordinairement rares, alors que nombre de textes, et des plus talentueux, posent la question de la définition ou de la redéfinition de la « gauche », de ses avatars et de son destin. Cette différence est bien simple à comprendre : se dire de droite était, il y a encore dix ans et même moins, une honte en France, car cela renvoyait à une identification au pétainisme. Ici, la période de Vichy puis les événements de la guerre d’Algérie ont littéralement évincé, non pas la droite elle-même comme les élections le montrent depuis cinquante ans, mais la conscience de droite, son concept et sa légitimité. Autrement dit, et les choses changent seulement depuis quelques années, pendant longtemps, on pouvait voter à droite et être de droite, mais sans justifier clairement cette appartenance. Aujourd’hui encore, en France, un intellectuel qui ose se dire de droite est une exception rare, tant il va de soi que seule la gauche pourrait penser… La complexité des notions est donc amplifiée par l’ignorance (due au vide de la critique), les amalgames historiques, et aggravée par l’impossibilité de classer le président français qui a marqué la seconde moitié du siècle : le Général de Gaulle, dont la pensée était d’origine maurassienne donc clairement de droite, a-t-il été un homme politique de droite ou de gauche ? La réponse n’est pas claire, non seulement si l’on regarde objectivement sa politique (gouvernement avec le parti communiste, nationalisations massives, planification), mais si l’on considère sa volonté permanente de se situer au-delà des clivages traditionnels. On peut dire que le parti qui détient actuellement les pouvoirs en France, héritier du gaullisme, est un parti bonapartiste, mais le bonapartisme n’est ni de droite ni de gauche, c’est un mode de gouvernement autoritaire (ici de type républicain et technocratique), et l’autoritarisme n’a pas de patrie idéologique..../...
 
.../... Si j’étais née à l’époque de l’essentialisme tout-puissant, à l’époque de la gloire du particulier et dans une société où l’on vante les hiérarchies justifiées par la seule tradition, je serais certainement de gauche. Je suis de droite parce que je vis dans un pays où l’on voudrait aplanir non seulement les inégalités acquises, mais aussi la différence des efforts accomplis et même les différences entre les hommes et les femmes ; où l’enfance est décrite à partir de l’Emile de Rousseau, sans un regard sur les enfants réels des écoles réelles ; où les gouvernants et les médias font sans cesse la morale au peuple et édictent des politiques volontaristes sans se soucier des effets pervers issus de la réalité détestée ; bref, dans un pays où la culture de gauche a établi une domination si entière que la critique à son égard représente un crime de lèse-majesté. Si je reconnais la majesté de Dieu ou la grandeur d’un homme juste, je récuse obstinément la majesté de n’importe quel courant de pensée. Dans ce domaine, toute omnipotence est effroyable, et bien avant d’être de droite, je défends la concurrence des idées : car la condition humaine est complexe, l’humain est divers, et la vérité n’appartient à personne. En ce moment de l’histoire, et pas seulement dans mon pays, c’est la gauche qui a perdu la trace de cette évidence élémentaire. Voilà pourquoi je crois que notre époque a besoin d’une refondation de la pensée de droite.
 
Et si vous voulez lire l'article en entier, cliquez sur le lien de la photo de son blog ci-dessus 
 


Chantal Delsol : Qu’est-ce que l’homme ?

Chantal Delsol est membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Le livre Qu’est-ce que l’homme ? de la philosophe Chantal Delsol tente d’éclaircir la question humaine. Mortalité, société, éthique, enracinement, émancipation... autant de thèmes qui permettent de mieux comprendre la question de l’homme.

L’homme, inépuisable sujet, se trouve ici revu de manière plus moderne, sous forme de cours anthropologique. À partir de la première œuvre de littérature (qui remonte à -2650 ans avant J.-C.) jusqu’à nos jours, Chantal Delsol retrace les grandes lignes directrices qui fondent le caractère humain au travers de six thèmes : 
 
- La mortalité et la différenciation,
- Une société immortelle,
- Ethique : l’intuition universelle de la norme,
- La transmission,
- La relation et la distance,
- L’enracinement et l’émancipation. 

« L’homme se définit par sa condition même de mortel et sa lutte contre la mort. Sa propre fin, c’est le thème récurrent de sa vie, de sa peur ou de son bonheur. » 

En citant Socrate ou Aristote, Chantal Delsol nous livre les grandes interrogations de l’homme sur l’homme, et ceci depuis la nuit des temps. Ainsi, la peur de la mort est un thème régulier de nos sociétés humaines. Comment vaincre la mort, cet irrémédiable moment, signe de la fin de l’humanité ? En se perpétuant et en renouvelant les sociétés ! Le parallèle entre la mort chez l’homme et la mort dans la société s’avère être un point central car le besoin de se renouveler pour créer l’immortalité reste fondamental.

 « Le souci de la mort vaut aussi pour les sociétés et une société ne peut durer que par le souci des individus de laisser derrière eux d’autres êtres ». 

La peur de la mort se trouve adoucie par les religions qui aident à rassurer les mortels. 

Comment fonctionne l’homme ? À cette question, les chapitres sur la transmission, la relation et la distance ou encore l’enracinement et l’émancipation tentent de répondre. Pour Chantal Delsol, il n’y a aucun doute, le fondement même de l’homme s’exerce dans l’acte du don et celui de la dette car ils créent le lien. Elle n’est pas la première à l’observer. Pour appuyer sa thèse, elle reprend une citation du célèbre anthropologue 

Marcel Mauss : « Il est de la nature de la nourriture d’être partagée. Ne pas en faire part à autrui c’est tuer son essence, c’est la détruire pour soi et pour les autres ». 

L’homme ne serait rien sans autrui. Seul, qu’adviendrait-il ? Pour se faire, les actions de transmettre et de communiquer restent essentielles. Comment pourrait-il laisser une trace ? Quel serait le but de sa vie ?

L’homme, au delà de tout, doit se développer personnellement, fidèlement à son moi profond, tout en restant ancré dans ses racines. C’est cette dichotomie paradoxale qu’il faut comprendre comme une aventure profondément constitutive de l’homme. La volonté de s’arracher de sa condition fait partie de la condition humaine. L’émancipation signifie aussi la recherche d’un enracinement, certes adapté, mais ancré dans un destin anthropologique et culturel. 

Interrogatif, humain et sensible, ainsi se veut ce livre paru en 2008 aux éditions du Cerf
 
 
 
BIOGRAPHIE
Chantal Delsol, née en 1947 à Paris, est philosophe,
historienne des idées politiques, romancière, éditorialiste, professeur de philosophie politique à l’université de Paris‑Est et membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques).
Elle est l’épouse de l’ancien ministre UDF Charles Millon. Elle dirige, depuis 2008, au Collège des Bernardins (Paris), l’Observatoire de la modernité.
Chantal Delsol est membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis le 18 juin 2007, élue au fauteuil précédemment occupé par Roger Arnaldez. Elle est philosophe, professeur et auteur de multiples ouvrages savants sur la politique, la justice, la République, l’Europe, la démocratie, bref sur tous les domaines qui se croisent au carrefour de la philosophie, des sciences politiques et de la sociologie des mentalités. 

QUELQUES LIVRES 
Parmi ses essais :
- Les Pierres d’angle. À quoi tenons-nous? (Cerf 2014).
- L’Âge du renoncement (Cerf, 2011).
- La Paresse et la Révolte (Plon, 2011). 
- L’Identité de l’Europe, avec Jean‑François Mattéi (PUF, 2010).
- Éloge de la singularité, essai sur la modernité tardive (La Table Ronde, 2000).
Parmi ses romans :
- Quatre (Mercure de France, 1998).

Comment l’Occident a quitté le holisme

Comment l’Occident a quitté le holisme
Pour l’université de la Rose blanche, Biarritz Août 2014
 

Paternité et Autonomie

Paternité et Autonomie

Simone Weil et le rejet des partis politiques

Simone Weil contre les partis politiques
publié dans Simone Weil, Philosophie, mystique, esthétique, sous la direction de Gizella Gutbrod, aux Archives Karéline

 

Powered By Blogger