juillet 06, 2016

Question de Puissance, de Pouvoir !!

L'Université Liberté, un site de réflexions, analyses et de débats avant tout, je m'engage a aucun jugement, bonne lecture, librement vôtre. Je vous convie à lire ce nouveau message. Des commentaires seraient souhaitables, notamment sur les posts référencés: à débattre, réflexions...Merci de vos lectures, et de vos analyses.



Sommaire:

A) Géopolitique - La puissance Quels sont ses fondamentaux ? - Pierre Verluise - Diploweb

B) Pouvoir de Wikiberal

C) La puissance n’est plus ce qu’elle était - Par Francis GUTMANN - Diploweb

D) Du Pouvoir - Bertrand de Jouvenel - Wikiberal

E) La puissance au XXIème siècle - Par Pierre BUHLER - Diploweb

F) Quelque part entre puissance et impuissance - Xavier GUILHOU

G) Limitation des pouvoirs de Wikiberal

H) État de Wikiberal



A) Géopolitique - La puissance Quels sont ses fondamentaux ?

Quels sont les fondamentaux de la puissance ? La puissance est concept multiforme, évolutif et complexe qui repose sur des fondamentaux comme le territoire, les hommes et le désir. Il arrive que des ruptures technologiques – hier le nucléaire militaire – plus récemment Internet, redessinent les contours et les moyens de la puissance.

L’avenir reste incertain mais nous pouvons parier que ceux qui se détournent de la quête de puissance ont toutes les chances de sortir des premiers rangs.
LE TERME DE PUISSANCE est synonyme de pouvoir. Les langues anglaise avec power ou allemande avec Macht utilisent d’ailleurs le même mot. En géopolitique, comme dans les relations internationales, la notion de puissance fait le plus souvent référence à des États mais d’autres acteurs sont dotés d’une puissance indéniable, notamment les institutions financières, les firmes transnationales ou les organisations non gouvernementales majeures. Pour ne pas parler des organisations criminelles.
S’inspirant de Raymond Aron, Serge Sur écrit : « On définira la puissance comme une capacité - capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire. » [1]
Un premier exemple : les Etats-Unis ont réussit à imposer au gouvernement français de F. Fillon (2007-2012) une participation au système de défense antimissile pour l’Europe – qui devient ainsi un élément avancé de la défense des États-Unis – alors que les stratèges français sont convaincus que la France n’a rien à y gagner, bien au contraire. Paris, en l’occurrence, n’a pas pu refuser de faire. Et Washington a pu imposer sa capacité de faire faire.
Un deuxième exemple : la Russie de V. Poutine a pris à contrepied le président F. Hollande dans le déroulé de son intervention militaire en Syrie, annoncée comme quasi certaine lors de la conférence des Ambassadeurs fin août 2013, puis suspendue dans le vide tant par l’hésitation du président des Etats-Unis que par la proposition du Kremlin au sujet du contrôle des stocks d’armes chimiques de Damas. Il s’agit ici d’une « capacité d’empêcher de faire. » Irrités, certains analystes ont reproché à la Russie sa « capacité de nuisance ». Chacun observera cependant que cette formule - plaisante, voire efficace - est toujours convoquée pour caractériser l’attitude des « Autres ». En fait, il s’agit d’un volet de la puissance.
Pour le dire autrement, la puissance caractérise la capacité d’un acteur du système international à agir sur les autres acteurs et sur le système lui-même pour défendre ce qu’il croît être ses intérêts, atteindre ses objectifs, préserver voire renforcer sa suprématie.
Robert Kagan résume ainsi la puissance comme la capacité à faire l’Histoire, avec un H majuscule. La puissance a pour objectif affiché la sécurité nationale, mais elle peut devenir auto-destructrice, selon Paul Kennedy, lorsqu’elle atteint le seuil de la « surextension impériale ». Ou bien, plus simplement, lorsque sa mise en œuvre est maladroite. Ce qui arrive plus souvent qu’on croît, sans parler des rôles déterminants de la bêtise et de l’erreur dans l’histoire mondiale.
Ces quelques réflexions nous conduisent à la problématique suivante : quels sont les fondamentaux de la puissance ?
La première partie présentera une approche du concept de puissance. La seconde partie identifiera trois fondamentaux de la puissance.

PREMIERE PARTIE : LE CONCEPT DE PUISSANCE

La puissance est (A) un concept multiforme, (B) évolutif et (C) complexe.

A. Un concept multiforme,

On distingue d’abord les puissances régionales des puissances mondiales.
La puissance implique, en effet, une hiérarchie des acteurs : hyperpuissance, superpuissance, puissance moyenne, puissance déclinante, ancienne puissance, puissance ré-émergente, puissance émergente, etc. Le système international évolue en fonction de cette hiérarchie mouvante des puissances et des capacités variables des Etats.
Le système international est multipolaire si plusieurs puissances sont en concurrence, bi-polaire si deux d’entre-elles dominent comme durant la Guerre froide (1947-1990), ou unipolaire si un seul Etat impose son hégémonie comme c’est le cas après la disparition de l’Union soviétique en 1991. Reste à savoir jusqu’à quand… Nous sommes – dit-on - actuellement dans une période de transition entre un monde unipolaire – dominé par les Etats-Unis – et un monde multipolaire marqué par l’émergence ou la réémergence de puissances comme le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine – les fameux BRIC – et bien d’autres, par exemple l’Afrique du Sud. À mois qu’il ne s’agisse d’un monde a-polaire…
La puissance s’est d’abord manifestée par la coercition. La guerre, l’impérialisme, l’invasion de territoires expriment une forme de domination fondée sur la force. La guerre façonne la puissance et réciproquement. De façon plus récente, la notion de soft power a été formulée en 1990 par Joseph Nye dans son article « Soft Power », publié par Foreign Policy [2] . Cet auteur entend par là un pouvoir d’attraction ou d’influence d’ordre culturel et commercial plutôt qu’étatique. J. Nye souhaite mettre en évidence le pouvoir d’attraction qu’exerce un mode de vie, les valeurs ou les institutions des Etats-Unis. Les puissances n’hésitent pas à utiliser également le hard power, par exemple sous la forme d’un tapis de bombes en 2003 sur l’Irak après avoir prétexté de la menace d’armes de destructions massives qui n’ont jamais été trouvées. En 2009, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton prétend mettre en place une politique extérieure dite du smart power, la puissance intelligente. La problématique consistait à restaurer l’image des Etats-Unis dans le monde. Chacun aura noté que soft, hard ou smart, il s’agit toujours de power

B. … évolutif,

La puissance est un concept plus complexe qu’il n’y parait. D’abord parce que la puissance d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui. Il s’agit donc d’un concept évolutif. Chacun comprend intuitivement que les fondamentaux de la puissance à l’époque de la Grèce antique ne seraient guère utiles aujourd’hui. A cet instant, que ferait un hoplite athénien dans une salle de pilotage de drones américains ? Il lui manquerait certainement la maîtrise des techniques pour surveiller et même tuer à distance via un drone fabriqué par le complexe militaro-industriel des États-Unis.
Si il est facile de comprendre et d’admettre que la puissance d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui, il est plus déstabilisant de réaliser que - par voie de conséquence - la puissance d’aujourd’hui n’est très probablement pas celle de demain. Autrement dit, les facteurs qui sous-tendent la puissance de l’instant seront nécessairement dévalués, remplacés par d’autres dont nous ignorons l’essentiel. Qui voici seulement vingt ans aurait pensé que le revue Politique étrangère publiée par l’IFRI publierait durant l’été 2012 un numéro intitulé : « Internet, outil de puissance » ? Il s’agit à la fois d’outils de dissémination et de collecte – parfois secrète – de l’information. C’est bien le signe qu’apparaissent de nouveaux facteurs de la puissance. C’est encore la preuve de notre difficulté à identifier les signaux faibles qui construisent le monde de demain sous nos yeux.
La puissance est généralement localisable dans l’espace. Le concept de système monde fondé sur la dualité centre/périphérie parait le mieux adapté pour spatialiser la puissance puisque, de façon imagée, les centres comme lieux de pouvoir, s’opposent aux périphéries ainsi désignées en tant qu’espaces dominés et impuissants.

C. …et complexe

La puissance est un concept complexe qui fait entrer en ligne de compte une multitude de paramètres dont l’importance et la combinaison varient selon les moments voire les lieux. Ce qui rend problématique la conception d’une stratégie de puissance.
Ne perdons pas de vue que la puissance est aussi relative. Jusqu’à ce jour, aucune puissance n’a été capable de contrôler l’ensemble de la planète. A la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan, les Etats-Unis ne maîtrisent pas totalement la situation, en dépit de l’usage des drones... dont les effets s’avèrent parfois contreproductifs. Et il leur a fallut 10 ans pour mettre la main sur Oussama Ben Laden et l’exécuter. Plus on s’éloigne du centre, plus le pouvoir tend à s’amenuiser, s’effilocher. Cependant, il arrive que la puissance soit contestée jusque dans son centre, par des experts (cf. E. Snowden) ou des militants, des partis ou des médias…
La puissance est toujours éphémère. J.-B. Duroselle n’a-t-il pas publié en 1981 « Tout empire périra » ? Dix ans plus tard, l’URSS implosait.
La puissance est toujours éphémère. Le Professeur Jean-Baptiste Duroselle n’a-t-il pas intitulé un livre « Tout empire périra. Une vision théorique des relations internationales », édité aux Publications de la Sorbonne en 1981 ?
De surcroît, la puissance n’est jamais une garantie de succès. Pour s’en convaincre il suffit de considérer les fiascos des Etats-Unis en Afghanistan comme en Irak. Fiascos qui ont projeté leurs effets jusqu’en Libye lorsqu’en 2011 les Etats-Unis ont tout fait pour ne pas apparaître au premier plan, laissant la France et le Royaume-Uni sous les projecteurs. En réalité, 80% des ciblages étaient le fait des services américains, dixit les sources militaires. [3]
La hiérarchie des puissances est fortement déterminée par les conditions techniques dominantes mais elle dépend aussi de la perception que les autres acteurs en ont. Le facteur temps joue ici un rôle parce qu’après avoir longtemps admis la puissance d’un acteur les autres peuvent progressivement s’apercevoir que « Le roi est nu » et contester sa domination.
Toutes ces précautions prises, est-il possible de distinguer quelques paramètres fondamentaux de la puissance ?

DEUXIEME PARTIE : TROIS FONDAMENTAUX DE LA PUISSANCE

Sans prétendre à l’exhaustivité, considérons successivement (A) le territoire, (B) les hommes et – plus original - (C) le désir.

A. Le territoire

Le territoire est une base de la puissance. Il s’agit d’un espace conquis, approprié, défendu. Les occupants oublient le plus souvent qu’ils se le sont approprié aux dépens de prédécesseurs tombés dans les oubliettes de l’histoire - malheur aux vaincus - et considèrent généralement qu’ils sont à la fois les héritiers et les propriétaires légitimes de ce territoire. L’immense majorité des habitants des Etats-Unis pense qu’ils occupent légitimement cet espace, sans se poser beaucoup de questions sur les droits des occupants précédents, les amérindiens, spoliés de leur terres. Il arrive même, avec un certain cynisme, qu’un Etat mette en avant « les peuples premiers » pour justifier ses droits internationaux et ses ambitions sur un territoire, comme le Canada pour les espaces du grand Nord et les nouveaux espaces de navigations ouverts par le réchauffement climatique.
Base de la puissance, le territoire peut permettre de projeter la puissance, au-delà des horizons terrestres ou maritimes. Il importe, en effet pour une puissance de contrôler les routes stratégiques. Durant des millénaires, le territoire fut seulement terrestre, puis il devient spatial avec la conquête de la Lune et plus récemment virtuel avec l’essor de la Toile. Les « autoroutes de l’information » deviennent aussi stratégiques que les « autoroutes maritimes ».
Pour revenir à l’espace terrestre, la superficie du territoire joue un rôle non négligeable mais finalement moins important que sa maîtrise. La superficie des Etats-Unis – 9 millions de kilomètres carrés – est très inférieure à celle de la Russie – 17 millions de kilomètres carrés, mais la puissance des Etats-Unis paraît très supérieure à celle de la Russie. Parce que la Russie ne maîtrise pas véritablement l’ensemble de son territoire, fautes d’un peuplement dynamique, de structures socio-politiques et d’infrastructures économiques à la hauteur de l’immensité – presque la moitié de la circonférence terrestre – et des défis du climat. Il importe donc que le territoire soit investi – dans tous les sens du terme. Parce que le territoire est une ressource. On pense évidemment aux ressources naturelles mais il faut aussi penser à la dimension symbolique du mot ressource. Le territoire est une représentation qui peut mobiliser les hommes, les mettre en mouvement. Ce qui ouvre la porte à toutes les manipulations, notamment à travers les écritures de l’histoire et les figures du discours politique. Voilà pourquoi l’enseignement de l’histoire se trouve régulièrement pris en otage par les uns ou les autres.
Le territoire est la base des activités économiques, très variables selon l’époque et le lieu. Les territoires sont généralement hétérogènes, avec des pôles de richesse et de pauvreté, avec plusieurs gradients possibles entre ces deux situations. La richesse produite peut fournir les moyens de financer une armée et d’acquérir des moyens militaires. Les moyens investis dans les systèmes de défense sont très variables d’un pays à l’autre. Quand la France affiche un porte-avions - à temps partiel [4] - les Etats-Unis en alignent dix, dont une bonne moitié est disponible à la mer. Tous les territoires ne disposent pas aujourd’hui d’une véritable industrie de défense, beaucoup en sont réduit à acheter ce qu’on veut bien leur vendre « sur étagère ». Nul ne sait si il existera encore une industrie européenne de défense digne de ce nom dans une décennie.
Dans le cadre de la mondialisation, les entreprises dont la direction se trouve dans un territoire œuvrent souvent sur d’autres territoires, que ce soit à la recherche de main d’œuvre ou de marché, voire les deux. Les investissements directs étrangers sont des moyens de projeter sa quête de puissance hors frontières.

B. Les hommes

La démographie doit être considérée lorsqu’il est question de puissance. [5] D’abord pour le nombre. Certes, le nombre ne suffit pas pour peser dans le monde. Il est facile de multiplier les exemples de pays dont la population est nombreuse et la puissance à l’état de souvenir… ou de projet. Pour autant, la masse chinoise comme la masse indienne participent - en synergie avec d’autres paramètres – de la montée en puissance de ces pays (ré-)émergents. Engagés dans une dynamique de croissance économique, leur population devient à la fois une main d’œuvre et un marché. N’oublions pas, cependant, que des pays peu peuplés – comme Singapour – pèsent lourd dans la mondialisation pour avoir su valoriser leur territoire, à savoir dans ce cas sa localisation entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, sur la route qui permet d’aller d’Asie en Europe.
Les hommes comptent surtout pour la dynamique. Il importe de savoir si la dynamique démographique est à la hausse ou à la baisse. La population augmente-t-elle, stagne-t-elle ou diminue-t-elle ? Quelle est sa fécondité, sa moyenne d’âge, son espérance de vie ? Il faut situer ces indicateurs par rapport au contexte régional puis mondial. Dans la croissance totale de la population, quelle est la part de la croissance naturelle et la part de la croissance migratoire ? Comment les migrants sont-ils intégrés ? Le modèle est-il suffisamment attractif pour que les immigrés fassent les efforts nécessaires pour reprendre à leur compte les valeurs du lieu ? Quelle est leur maîtrise de la langue ? Comment les émigrés – voire les membres de la diaspora – contribuent-ils à l’économie, à l’évolution politique du territoire d’origine et aux relations entre leur pays d’origine et de résidence ? Gérard-François Dumont a amplement démontré le rôle géopolitique croisant des diasporas [6]. La population est-elle vieillissante ? Si oui, comment les personnes âgées sont-elles prises en charge, par la famille élargie ou par la société via des caisses de retraites ? Ces caisses sont-elles privées ou publiques, équilibrée, excédentaires ou déficitaires ? Les fonds de pensions sont-ils des acteurs de la vie économique et si oui comment l’orientent-ils ?
Les hommes – et les femmes - doivent enfin être considérés pour leur niveau de formation. Le niveau d’éducation est critère du niveau de développement mais aussi des perspectives de puissance. Un pays qui néglige son éducation et sa formation permanente pénalise rapidement sa compétitivité. Ce qui renvoie aux efforts consentis - ou non – en faveur de l’innovation. La part du PIB consacrée à la Recherche et Développement (R&D) est-elle de 0,5 %, 1,8 %, 3 % ? Ces efforts sont cumulatifs et finissent par faire la différence entre les Etats. Les puissances cherchent généralement à créer puis maintenir un fossé en la matière avec leurs poursuivants. L’espionnage est un moyen qu’une puissance ne peut pas négliger. Ceux qui imaginent le contraire sont déjà passés de l’autre côté, parfois sans même en avoir conscience.

C. Le désir

La puissance résulte d’abord d’un désir.
Ceux qui se détournent de la quête de puissance ont toutes les chances de sortir des premiers rangs
Tous les peuples ne partagent pas au même moment l’ambition de peser dans le monde, heureusement d’ailleurs. Le désir d’en découdre joue un rôle déterminant, voire déclenchant. Il y a ici un mélange de libido et de pulsion vitale… qui peut conduire au conflit et à la mort, à la victoire comme à la défaite. Il y a généralement des gagnants et des perdants. Dans un monde plus que jamais concurrentiel, les territoires et les populations qui n’ont pas d’ambition de puissance doivent s’attendre à être les jouets des pays qui ont un désir, une stratégie et les moyens de la mettre en œuvre. Aujourd’hui, les Américains sont encore convaincus de leur « destinée manifeste » à dominer le monde et désirent ardemment défendre leur place de premier. Il suffit de s’entretenir avec un officier américain pour se rendre compte que cela ne fait pas l’objet du moindre doute. C’est pour eux une évidence : les États-Unis sont les premiers et doivent tout faire pour le rester, y compris espionner leurs alliés.
Lorsque des pays ou groupes de pays ont des désirs contradictoires cela se traduit par un conflit, commercial ou militaire. Après des conflits de longue durée, il peut arriver qu’une population se détourne de la quête de puissance par des voies militaires pour préférer d’autres voies, par exemple l’économie et le commerce. Chacun pense à l’Allemagne et au Japon qui après leur défaite au terme de la Seconde Guerre mondiale amorcent un rebond par la voie économique. En revanche, chacun peut constater combien l’Allemagne d’Angela Merkel reste hésitante quant à l’usage de la puissance militaire, ce qui s’explique par l’histoire du XXe siècle. Pour autant, le manque d’engagement de la première puissance économique de l’UE dans l’Europe de la défense explique en partie ses insuffisances.
Les institutions doivent mettre en musique avec talent le désir de puissance. Le territoire et les hommes sont généralement administrés par des institutions, le plus souvent aujourd’hui un État. La faiblesse des institutions, leurs contradictions ou leur corruption produisent souvent de l’impuissance. Il en existe des États de tous types, démocratiques ou pas, centralisés ou fédérés. Ces formes politiques reposent sur des règles écrites ou non. Elles participent plus ou moins à la valorisation des territoires, la formation des hommes, l’encadrement des troupes et à la formulation d’une stratégie. Une idéologie peut les animer, explicitement ou implicitement. Cette idéologie n’est peut-être parfois qu’un cache-sexe au désir de puissance. Nous pouvons ainsi nous demander si dans les années 1970-1980 les dirigeants soviétiques croyaient encore au communisme. Seuls les États qui s’en donnent les moyens sont à même d’avoir une chance d’accroître leur puissance, car celle-ci s’impose toujours au détriment d’un autre, en dépit de tous les discours convenus. La quête de puissance implique aussi des choix de priorité, notamment dans l’allocation des ressources financières, humaines et technologique.
Le désir nécessite une stratégie pour arriver à ses fins. Une stratégie est nécessaire pour développer la puissance. Elle impose une analyse de la situation présente, une réflexion sur les lignes de force des temps proches et lointains, des choix d’objectifs, l’allocation de moyens et une mise en œuvre pertinente. Qu’il manque un de ces éléments et la stratégie échoue, comme le plus souvent. Il faut être clair : avoir une stratégie ne suffit pas. Chaque jour, des milliers de stratégies échouent, voire génèrent des effets contreproductifs, bref dégénèrent. Puissance unipolaire, les Etats-Unis se sont eux-mêmes mis en grande difficulté par leurs sur-réactions aux attentats du 11 septembre 2001. Dans la réussite d’une stratégie, une part revient à la conception, aux moyens, aux circonstances… et au hasard pour ne pas dire à la chance. La mise en œuvre est essentielle, faite pour une part d’improvisation dans un contexte inévitablement instable.

Conclusion

Notre problématique était : Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
La puissance est concept multiforme, évolutif et complexe qui repose sur des fondamentaux comme le territoire, les hommes et le désir. Il arrive que des ruptures technologiques – hier le nucléaire militaire – plus récemment Internet, redessinent les contours et les moyens de la puissance.
L’avenir reste incertain mais nous pouvons parier que ceux qui se détournent de la quête de puissance ont toutes les chances de sortir des premiers rangs.

[1] Serge Sur, Relations internationales, Paris, 2000, éd. Montchrestien, p. 229. Cité par Patrice Gourdin, Géopolitiques, manuel pratique, éd. Choiseul 2010, p. 19.
[2] Foreign Policy, 1990, n°80, pp. 153-171
[3] Cf. Questions internationales, n°64, Etats-Unis, vers une hégémonie discrète, Novembre-décembre 2013, Paris, La documentation française.
[4] Le porte-avions français Charles de Gaulle n’est à la mer que 65% du temps environ.
[5] Gérard-François Dumont, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[6] Cf. Gérard-François Dumont, Les dix lois de la géopolitique de la démographie, Diplomatie, n°44, Mai-juin 2010, pp. 46-49. « Ces diasporas jouent un rôle tout à fait essentiel à la fois dans leurs pays de résidence et dans les « pays souches » – les territoires où se localise l’origine géographique. Ce rôle croissant des diasporas est mis en évidence dans un certain nombre d’exemples, dont celui, très éclairant, de la diaspora indienne aux États-Unis. Pendant la guerre froide, les États-Unis furent les alliés traditionnels du Pakistan tandis que l’URSS soutenait l’Inde. L’échiquier a considérablement évolué ! L’une des raisons provient notamment de l’action de la diaspora indienne aux Etats-Unis, laquelle a beaucoup œuvré pour favoriser un rapprochement entre New Delhi et Washington, ce qui a abouti à un certain nombre de traités signés entre les deux pays. De même, l’indépendance des pays baltes doit beaucoup au travail géopolitique entrepris par les diasporas baltes aux États-Unis, qui militèrent en permanence pour faciliter ce processus. L’ancienne présidente de Lettonie, Vaira Vike-Freiberga, retournée en Lettonie une fois l’indépendance retrouvée, faisait justement partie de cette diaspora. Les diasporas constituent désormais un troisième acteur des rapports géopolitiques. Les États qui accueillent des diasporas sur leur sol ne peuvent conduire d’action géopolitique sans prendre en compte cette réalité. Le Royaume-Uni est obligé d’intégrer la réalité de la présence d’une importante diaspora pakistanaise et indienne dans ses relations avec le Pakistan et l’Inde. »

Directeur du Diploweb.com. P. Verluise enseigne la Géographie politique à la Sorbonne, au Magistère de relations internationales et action à l’étranger de l’Université Paris I. Il a fondé le séminaire géopolitique de l’Europe à l’Ecole de guerre. Distinguished Professor de Géopolitique à GEM. Pierre Verluise publie Géopolitique des frontières européennes. Elargir, jusqu’où ?, Paris, Editions Argos, Diffusion PUF, 20 cartes en couleur. Publié en anglais sous le titre "The Geopolitics of the European Union Borders, Where should expansion stop ?" ed. Eska, 2014




B) Pouvoir de Wikiberal
 
Le pouvoir est la capacité d'imposer sa volonté sur les autres, qu'ils soient consentants ou non. Max Weber définit ainsi le pouvoir :
Le pouvoir désigne la possibilité, dans une relation sociale, de mettre en œuvre sa volonté en dépit de la résistance qu'elle peut rencontrer, et ceci indépendamment de la base sur laquelle repose cette possibilité.
Le pouvoir peut impliquer l'emploi de la coercition. Au plan politique, le pouvoir s'exerce le plus souvent au travers d'un appareil coercitif, l'État

Pouvoir et libéralisme

Les libéraux et libertariens (à la différence des libertaires) ne rejettent ABSOLUMENT PAS le pouvoir en tant que tel (ce serait à peu près aussi intelligent que de rejeter la pluie ou le soleil), mais sa monopolisation, ce qui n'est pas tout à fait pareil.
La différence entre les libertariens et les étatistes, c'est que les libertariens, fidèles en cela à la tradition libérale, investissent le droit plutôt que l'État de tous pouvoirs, ou en des termes plus classiques, estiment que "seul le droit est souverain".
Cela signifie qu'un pouvoir n'est acceptable que pourvu qu'il respecte le droit, par ailleurs défini d'une manière "pré-moderne", c'est-à-dire comme une donnée qu'on découvre et qui est essentiellement invariable : le droit naturel.
Bertrand de Jouvenel (Du Pouvoir) a été l'un des meilleurs historiens de la genèse et de la croissance continue du pouvoir Léviathan, le pouvoir étatique.
Michel Foucault s'est intéressé aux techniques de domination du pouvoir à l'égard des individus par l'intermédiaire des institutions.

Voir le pouvoir là où il n'est pas: le "pouvoir économique"

Les idéologies antilibérales voient en général le pouvoir là où il n'est pas. Ce n'est pas le pouvoir politique qu'elles redoutent, mais un prétendu "pouvoir économique" (terme collectif qu'elles ne savent d'ailleurs pas trop expliciter : s'agit-il des banques ? des banques centrales ? des entreprises ? des "riches" ?). Elles reprennent l'exigence libérale de "limitation du pouvoir" pour l'appliquer au domaine économique, sans comprendre que pour les libéraux, le seul pouvoir à limiter est celui qui tend à devenir absolu, le pouvoir politique, le seul pouvoir qui découle de la loi du plus fort dont l'État est l'instrument.
Tout le monde possède un "pouvoir économique" : l'entrepreneur qui peut licencier aussi bien que le salarié qui peut démissionner pour trouver un meilleur emploi ; le banquier qui peut refuser un prêt comme le client qui peut changer de banque, etc. Ce qui n'existe pas, c'est un "pouvoir économique" en soi qui rivaliserait avec le pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire, car les intérêts des différents acteurs économiques sont tous différents.
Il faudrait, selon les antilibéraux ou anticapitalistes de droite et de gauche, restreindre la liberté économique car "trop de liberté donne trop de pouvoir" (le fameux renard libre dans le poulailler libre) ; aussi les antilibéraux proposent des mesures coercitives arbitraires et incohérentes entre elles (la seule mesure cohérente, si le "pouvoir économique" était une menace réelle, serait de tout collectiviser et de supprimer toute liberté économique[1]).
C'est ignorer que l'économie libérale repose sur l'échange consenti, et non sur la coercition, et que le prétendu pouvoir des riches trouve sa limite naturelle dans la liberté même des acteurs économiques, libres d'entrer ou non dans l'échange. La seule coercition qu'on peut trouver dans le domaine économique (outre évidemment la délinquance de droit commun) résulte précisément de l'action de l’État : protectionnisme, patriotisme économique, monopoles publics, taxation, interventionnisme économique, capitalisme de connivence, répression financière, etc.

Pouvoir social et leadership

Selon J. R. P. French et B. Raven (1959) qui ont établi une taxonomie du pouvoir social rejoignant l'idée de leadership, il existe cinq principales sources de pouvoir : le pouvoir de récompense, le pouvoir coercitif, le pouvoir légitime, le pouvoir des experts, et le pouvoir référent.
  • Le pouvoir de récompense est caractérisé comme un pouvoir fondé sur la capacité de contrôler les récompenses souhaitées. L'utilisation de ce pouvoir nécessite qu'un individu possède cette autorité dérivée de la capacité de « médiation de la récompense ».
  • Tout comme le pouvoir de récompense, le pouvoir coercitif requiert qu'une personne possède la capacité de façonner les résultats des subordonnés. Avec le pouvoir coercitif, cependant, l'accent est mis sur les conséquences négatives et sur les punitions qui peuvent être associées. Bien que l'utilisation de ce pouvoir semble parfois nécessaire à des faux pouvoirs pour établir leur crédibilité, son utilisation est contraire au principe de leadership et de liberté.
  • Le pouvoir légitime est caractérisé comme un pouvoir fondé sur la conviction des "subordonnés" du droit d'autorité d'un leader. Les membres de l'organisation sont plus fidèles à l'organisation qu'en la personne, elle-même.
  • Le pouvoir expert repose sur la perception du suiveur que le leader a une véritable compréhension et des connaissances sur une probl"matique concrète des subordonnés. Le leader apparaît comme fiable dans ses réponses assertives, fermes, directes aux demandes des subordonnés avec des déclarations claires, logiques et cohérentes. Cette forme de pouvoir demeure pertinente tant que les membres du groupe ont besoin de l'expertise du leader.
  • Le pouvoir référent est symbolisé par la puissance fondée sur une identification personnelle avec le leader et par le respect personnel pour cette personne. Souvent basé sur la perception de l'intégrité du leader, le pouvoir référent est acquis par l'encouragement, le comportement de soutien, le sacrifice de soi, la sincérité, le dévouement auprès des personnes et des promesses.
L'auteur en leadership, Gary Yukl (2006) nota que ces cinq pouvoirs peuvent être classés en deux catégories principales : le pouvoir de position (légitime, récompense, coercitif) et le pouvoir personnel (référent et expert). 



C) La puissance n’est plus ce qu’elle était

C’est en balayant avec l’Ambassadeur de France Francis Gutmann l’ensemble des modes d’exercice de la puissance que l’on prend conscience de la relativité de chacun d’eux et de l’incapacité de leur combinaison à établir un pouvoir incontestable et à garantir une sécurité imparable. L’ère de la puissance relative a commencé.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter cet article publié en mai 2012 dans le n°750 de la Revue Défense nationale, pp. 11-14.
POUR Le Larousse et Le Robert, la puissance est le pouvoir de commander, de dominer, d’imposer son autorité. Ainsi définie, elle est tout ce qui permet d’instaurer avec autrui un rapport de forces déséquilibré, en faveur de ses intérêts, ses valeurs, ses opinions. Mais il existe aussi une acception négative de la puissance, selon laquelle elle est tout ce qui empêche un rapport de forces à son détriment. Au total, comme le disait Raymond Aron, elle est le pouvoir de dissuader quiconque de vous faire disparaître ou celui de donner une certaine capacité de faire prévaloir votre volonté.
Or la puissance, à présent, ne se confond plus, comme elle le fit longtemps, avec la seule force. Ses éléments se diversifient, en même temps ses effets deviennent plus incertains. Au reste, les plus forts ne sont plus toujours les plus puissants. La violence des faibles peut les rendre plus forts que les plus puissants.

Puissance militaire

Longtemps, la puissance s’est entendue essentiellement du point de vue militaire. Mais les menaces se situent désormais dans un espace géographique de plus en plus étendu et leur temporalité devient imprévisible. L’adversaire de surcroît peut être sans visage clairement identifiable.
Le militaire doit continûment s’adapter. En même temps, il tend à n’être plus qu’un élément, certes encore fort important, mais un élément seulement de la puissance. C’est dans le paroxysme des crises qu’il reste le plus déterminant. Il ne suffit plus à restaurer la paix. La situation est en général trop complexe pour qu’il puisse seul permettre de la dénouer.
D’une part, il ne saurait prendre en compte tous les éléments, de plus en plus nombreux et divers, dont dépend la réalité d’un conflit. D’autre part, il n’y a plus guère de cas que l’on puisse, comme en 1945 avec l’Allemagne et le Japon, escompter régler par la défaite, voire la destruction de l’adversaire. Après l’intervention militaire, il reste le plus souvent à rétablir la paix par la restructuration d’un espace politique stable. Il faut beaucoup de temps pour que soient réunies les conditions d’une paix durable et cela ne dépend pas que du militaire. Au demeurant, il n’est pas d’autre solution qui vaille que celle qui provient finalement des protagonistes eux-mêmes.
Ainsi la puissance militaire apparaît comme ne pouvant plus désormais seule permettre d’imposer une volonté. Elle ne procure pas non plus une assurance entière contre des menaces de plus en plus diverses.
La coexistence entre les bouleversements politiques et les évolutions technologiques majeures font que de plus en plus d’États, y compris parmi les moins développés, sont devenus en mesure de s’attaquer à de plus puissants qu’eux. Qu’il soit le fait d’États ou d’organisations non étatiques, le terrorisme d’autre part permet de gravement atteindre ceux-ci à défaut de les détruire.
Plus un pays est avancé, plus en effet il devient vulnérable, à la fois par les réactions d’une opinion de plus en plus sollicitée, et parce qu’il est possible de désorganiser avec peu de moyens les systèmes complexes qui caractérisent une société évoluée.
Ces moyens sont notamment informatiques. Mais la puissance cybernétique – qui n’est d’ailleurs pas l’apanage du militaire – peut désorganiser l’adversaire, elle ne suffira pas à l’annihiler, et elle est elle-même limitée par le risque de réciprocité.
Ainsi, il n’y a plus de forts absolus, ni de faibles totalement désarmés. La puissance militaire, pour importante qu’elle demeure, est devenue relative.

Puissance économique

Il existe d’autres formes de puissance, en particulier la puissance économique. Elle s’exerce entre des entreprises, l’une d’entre elles pouvant contraindre une autre à l’acceptation de ses conditions, voire la mener à sa satellisation ou même à sa disparition. C’est ici peut-être que la puissance demeure la plus déterminante. Mais les réglementations, nationales ou internationales, tendent à en restreindre la portée.
Entre des États, la puissance économique peut créer des situations de dépendance ou bien être à la base d’une politique de sanctions. Mais ces dernières sont rarement efficaces, en ce qu’elles atteignent davantage les populations que leurs dirigeants.
Avec la mondialisation et les interdépendances qu’elle engendre, tous les pays voient leur puissance limitée et leur vulnérabilité accrue par le fait d’autrui. Aussi la croissance renaissante aux États-Unis peut-elle être compromise par la persistance de la crise en Europe, tandis que la Chine n’échappe pas entièrement à la situation dans le reste du monde.
La puissance économique est elle-même devenue également relative.

Puissance culturelle

Avec la puissance culturelle, on touche à des éléments incorporels de la puissance. D’aucuns en déduiront qu’il s’agit davantage d’influence que de puissance véritable. La culture, selon eux, peut contribuer à créer un contexte favorable à l’exercice de sa volonté mais pas à l’imposer. D’autre part, elle ne permet pas de se protéger d’un monde de plus en plus sans ordre et, d’une manière générale, de la montée des périls.
Mais l’influence, par la culture, est ici entendue comme un simple pouvoir moral. Il est sans doute possible, en termes de puissances, d’entendre la culture comme faisant partie d’un ensemble plus vaste et diversifié.

Une combinaison de puissances

Aucune forme de puissance ne paraît à elle seule susceptible d’imposer une volonté ou de garantir la sécurité. Cela tient à la complexité accrue des affaires dans la multiplication des acteurs et des facteurs, à la pluralité des places et des rôles de chacun dans un nouveau décor international en gestation, au foisonnement des interdépendances.
Mais on peut se demander dans quelle mesure une combinaison de toutes les formes possibles de puissance ne pourrait pas pallier l’insuffisance de chacune d’entre elles. L’idée s’est même faite jour de renforcer une telle combinaison en l’étendant à un ensemble d’autres éléments que ceux de la puissance traditionnelle, afin de mieux correspondre à un monde complexe et multiforme. Cet ensemble constitué de ce qu’on a appelé le soft power, pouvoir sans la force, pouvoir d’attraction, pouvoir sur les esprits, comprend notamment, outre la culture, des valeurs, l’image, l’information, la formation, ainsi que la façon de vivre, les performances scientifiques, techniques et économiques, les méthodes d’organisation, de fonctionnement et de gestion, les institutions, etc.
Semblable combinaison, ainsi élargie, est sans doute plus efficace que chacune de ses composantes considérées séparément. Mais son efficacité ne saurait être totale pour autant. Rien ne permet d’y voir une panacée, soit pour imposer sa volonté, soit pour garantir sa sécurité.

Puissance relative

Elle ne pourrait l’être en effet que dans un monde stable, aux acteurs et facteurs, aux modes de fonctionnement bien définis. Or il est changeant, incertain et indéterminé.
La mondialisation n’est pas un ordre stable. Elle favorise l’échange mais elle est à la source de déséquilibres de plus en plus difficiles à réguler. À l’universalisme, ambitionné longtemps par l’Occident, succède un monde pluriel, divers et fragmenté. On assiste à l’affaissement des États, de ce qu’on appelle parfois la puissance publique et de son pouvoir, dans l’exacerbation de l’individualisme et une crise quasi générale des sociétés. Tout se transforme et de plus en plus vite. Les rapports de forces ne peuvent qu’être instables, la puissance sous toutes ses formes ne peut plus être que d’une portée relative.
La notion de domination a pris elle-même – et pas seulement en économie – une signification d’entraînement plus que de commandement. L’autorité – au reste souvent contestée – n’est plus ce qu’elle était. Toutes les sociétés humaines s’en trouvent profondément affectées. L’ensemble du monde également.
Il n’y a plus, il n’y aura plus sans doute à l’avenir de pays, de puissances véritablement dominants. On peut moralement s’en réjouir. Il est permis de se demander si la paix ne viendra pas à en pâtir. Mais il est vrai qu’au temps du régime des blocs, le monde, partagé entre seulement deux grandes puissances, n’était certes pas lui-même sans danger.
La question des effets de la puissance en général appelle donc une réponse relative. Pour qu’elle soit vraiment efficace, il faut ajouter, davantage qu’auparavant, d’autres éléments devenus sans doute aussi importants, comme notamment une intelligence accrue des situations, la connaissance et la compréhension de l’adversaire, de ses motivations et de ses modes de fonctionnement, une capacité d’anticipation.
La puissance n’est plus ce qu’elle était, car aujourd’hui, dès à présent, est un autre monde.
 
Par Francis GUTMANN , le 23 mai 2012
  
Ambassadeur de France. F. Gutmann a été Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, directeur de Péchiney, de la Croix Rouge, PDG de PC Ugine Kuhlmann, de Gaz de France et de l’Institut Français du Pétrole


D) Du Pouvoir

Du pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance est selon son auteur Bertrand de Jouvenel un livre de guerre à tous égards (…) une méditation sur la marche historique à la guerre totale. Il se compose d'une introduction et de 19 chapitres regroupés en 6 parties.  

Présentation du Minotaure

Lorsque nous remontons à l’époque (XIe-XIIe s.) où commencent de se former les premiers d’entre les États modernes, la guerre est toute petite car le pouvoir est petit : il ne dispose pas de ces deux leviers essentiels, l’obligation militaire et le droit d’imposer. Mais le pouvoir s’efforce de grandir et au terme de la Guerre de Cent Ans, par la taille et les compagnies d’ordonnance, il n’a plus besoin de mendier mais dispose d’une dotation permanente. Depuis la puissance publique a continué de grandir à un rythme accéléré. Autrefois visible (le Roi), le Pouvoir est à présent masqué par son anonymat : il se prétend instrument de la volonté générale. En ouvrant à toutes les ambitions la perspective du Pouvoir, ce régime facilite beaucoup son extension. La démocratie, telle que nous l’avons pratiquée, centralisatrice, règlementeuse et absolutiste apparaît comme la période d’incubation de la tyrannie.

LIVRE PREMIER : Métaphysiques du pouvoir

CH I : De l’obéissance civile

L’ordre émané du pouvoir obtient l’obéissance des membres de la communauté. Connaître les causes de l’obéissance, c’est connaître la nature du Pouvoir. Quoi de plus surprenant que la miraculeuse obéissance de milliers ou millions d’hommes se pliant aux règles et aux ordres de quelques-uns. S’il n’est pas l’œuvre de la seule force, l’empire du Pouvoir n’est pas non plus l’œuvre non plus de la seule participation, puisqu’on le trouve où la Société ne participe nullement au Pouvoir. Le Pouvoir est pour nous un fait de nature : la suite des gouvernements d’une même société peut être regardé comme un seul gouvernement qui subsiste toujours et s’enrichit continuellement. La pensée humaine a cherché la justification théorique de l’obéissance : soit parce que (un droit exercé par le Pouvoir à la condition d’être légitime) soit en vue de (le but que poursuit le Pouvoir, le Bien Commun). Dans l’obéissance, il entre une part énorme de croyance, de créance, de crédit.

CH II : Les théories de la souveraineté

La Souveraineté est le droit de diriger les actions des membres de la société, ce qui suppose un titulaire asse auguste : Dieu ou la Société. L’idée que le pouvoir vient de Dieu a été énoncée et employée dans des intentions fort différentes : il peut inviter le Pouvoir à l’obéissance envers Dieu. Le roi sacré médiéval est tenu par la Coutume et la Loi divine. Pour arguer du Peuple contre Dieu puis arguer de Dieu contre le Peuple, double manœuvre nécessaire à la construction de l’absolutisme, il aura fallu une révolution religieuse (Réforme). Ce n’est pas de la souveraineté de Dieu que Hobbes déduira le droit illimité du Pouvoir : c’est de la souveraineté du Peuple. Dès lors qu’on postule un droit de commander qui n’a point de bornes, il est moins choquant de supposer ce droit appartenant à tous. Le peuple crée la Souveraineté sans la donner, il en reste perpétuellement investi. Tous les pouvoirs tyranniques qui se sont depuis élevés, ont justifié leurs injures aux droits individuels par la prétention qu’ils s’arrogeaient de représenter le Peuple. Toutes ces théories tendent à faire obéir les sujets en montrant derrière le Pouvoir un principe transcendant et à subordonner le Pouvoir audit principe. Il peut sortir de la souveraineté populaire un despotisme plus poussé que de la souveraineté divine : la volonté générale n’est pas fixe mais mobile et la liberté du Pouvoir s’appelle l’Arbitraire.

CH III : Les théories organiques du pouvoir

Tant que subsiste dans les esprits l’idée que les hommes sont la réalité et la Société une convention, la notion de Souveraineté n’a donc pu faire les ravages qu’elle cause sitôt que cette philosophie s’affaiblit. Le Roi est un autre que le sujet mais la Nation n’est pas un autre, c’est un Nous hypostasié. Hegel décerne à la Nation un brevet d’existence philosophique. Au nom du Bien commun, le Pouvoir pourra justifier n’importe quel accroissement de son étendue. La souveraineté nationale est un Être collectif plus important que les individus. Pour Hegel, la Volonté générale accomplit ce qui doit être accompli, avec ou sans l’assentiment des individus qui n’ont pas conscience du but. Il appartient donc à la partie consciente de vouloir pour le Tout (le prolétariat chez Marx). Spencer au sens biologique, Comte au sens figuré, sont d’accord pour reconnaître dans le Pouvoir un produit de l’évolution, un organe dont le but est la coordination de la diversité sociale et la cohérence des parties. Les théories s’étagent historiquement de telle sorte qu’elles sont de plus en plus favorables au Pouvoir. Elles peuvent être engendrées dans l’intention de poser des obstacles au Pouvoir, elles finissent néanmoins par le servir.

LIVRE II : Origines du Pouvoir

CH IV : Les origines magiques du Pouvoir

Depuis l’Antiquité, les penseurs ont vu dans la famille la société initiale, dans l’autorité paternelle la première forme du commandement. L’agrégation des familles forme la société présidée par le père des pères ou bien les chefs des familles patriarcales s’associent volontairement : on arrive à considérer soit le gouvernement monarchique, soit le gouvernement sénatorial comme naturel. Cette conception classique est jetée à bas dans les années 1860. Les sociétés sauvages n’entrent pas dans la classification tripartite, monarchie, aristocratie, démocratie. Ce ne sont pas les labours et façons culturales qui assurent une bonne récolte mais les rites. Il semble que le pouvoir gérontocratique et ritualiste soit valable pour toutes les sociétés primitives. Le Pouvoir magique exerce un commandement politique, le seul que connaissent les peuples primitifs. Son principe est la crainte, son rôle social la fixation des coutumes. Aujourd’hui, comme il y a dix mille ans, un Pouvoir ne se maintient plus quand il a perdu sa vertu magique.

CH V : L’avènement du guerrier

La guerre cependant produit un profond ébranlement social en bouleversant la hiérarchie établie : l’emporte non le plus chargé de gris-gris mais le plus vaillant et le plus robuste. La gérontocratie était riche par accaparement de la richesse tribale, l’aristocratie l’est aussi, mais par le pillage. L’autorité paternelle est née de la conquête des femmes. La guerre enrichit inégalement. Les gentes s’enrichissent par la polygamie, l’esclavage et le clientélisme.
Il faut un chef pour la guerre qui jouisse d’une autorité absolue et qui a besoin de s’accorder avec les autres chefs de gentes sans lesquels il ne peut rien, le Sénat. La royauté présente un dualisme fondamental : le prêtre (rex) et le chef d’aventure (dux), le noyau mystique et la volonté de puissance. Le roi veut nécessairement enlever aux puissants leur pouvoir, il cherche et obtient l’appui de la poussière plébéienne. Le Pouvoir tend par une logique nécessaire à diminuer l’inégalité sociale et à augmenter et centraliser la puissance publique. Les rassemblements de sociétés diverses par une petite nation conquérante ont chaque foi offert au chef de celle-ci une chance prodigieuse d’absolutisme. Pour qu’une volonté se transmette et s’exécute dans un vaste royaume, il faut tout un système : l’appareil d’État est l’instrument naturel et nécessaire de la monarchie.
Les révolutions liquidatrices de la royauté en Grèce et à Rome tendent à empêcher l’élévation politique du roi et l’élévation sociale de la plèbe. Où les chefs de groupe ont triomphé, la res publica est la société maintenue entre eux pour l’avancement de leurs intérêts communs et qui se manifeste dans leur assemblée qui s’élargit avec le temps. Si le roi l’emporte, il décide et agit pour le peuple. Ainsi se forme la notion complexe d’État. La République c’est nous, l’État c’est ce qui commande souverainement à nous. Le moderne est citoyen uniquement à l’occasion des élections où il agit en souverain et le reste du temps, il est sujet de l’appareil.

LIVRE III : De la Nature du Pouvoir

CH VI : Dialectique du commandement

Le Pouvoir pur est un commandement qui existe par soi-même. Il n’est pas l’émanation de la Nation d’une création plus récente. Le principe de formation des vastes agrégats n’est autre que la conquête. L’État résulte essentiellement des succès d’une bande de brigands. Le seul souci de ce Pouvoir est d’exploiter à son profit les vaincus. Le chef de la bande victorieuse peut organiser à son profit une partie des forces latentes dans l’ensemble conquis : la force passe des mains collectives des conquérants aux mains individuelles du roi. Le commandement qui se prend pour fin est amené à veiller sur le bien commun. Le monarque est un élément dominateur parasitaire mais où le plus grand nombre possible des sujets trouvent leur avantage. Les conditions matérielles d’existence d’une Nation sont crées par la conquête mais ce n’est pas encore un Tout : le monarque va constituer le centre de cristallisation du sentiment national.
Le roi commande avec ses serviteurs permanents et dispense les bienfaits de l’ordre, de la justice, de la sécurité, de la prospérité comme si à la nature basique égoïste s’était substitué une nature acquise sociale. En durant, le Pouvoir se socialise, il doit se socialiser pour durer. Ensuite, on chasse l’occupant du palais et on met à sa place des représentants de la Nation.
Dès que le but social n’est pas poursuivi en commun mais qu’un groupe particulier se différencie pour y vaquer de façon permanente, ce groupe responsable forme corps, acquiert une vie et des intérêts propres. Le commandement est une altitude, on y respire un autre air. Le meneur se persuade aisément qu’il ne veut que servir l’ensemble.

CH VII : Le caractère expansionniste du Pouvoir

C’est le principe égoïste qui fournit au Pouvoir cette vigueur intime sans laquelle il ne saurait remplir cette fonction : rien dans le règne naturel ne continue de vivre qui ne soit soutenu par un intense et féroce amour de soi-même. Une certaine conviction de supériorité, un caractère impérieux sont convenables aux dirigeants. Il suffit que les dirigeants affectent une grande austérité pour que le vulgaire leur donne quitus de tout égoïsme, comme si les vraies voluptés de l’autoritaire n’étaient point ailleurs. Diriger un peuple, quelle dilatation du Moi ! Là où passent rapidement les occupants du Pouvoir, c’est dans les fonctionnaires que réside l’égoïsme sublimé conservateur du Pouvoir. La croissance extensive du Pouvoir a été davantage commentée que sa croissance intensive : dimensions de l’armée, charge des impôts, nombre des fonctionnaires. La puissance publique n’est qu’un des pouvoirs présents dans la Société avec d’autres, les pouvoirs sociaux, qui sont à la fois ses collaborateurs et ses rivaux. Chaque autorité particulière tend à se grandir, ce qui donne à l’État sa chance principale. La croissance de son autorité apparaît aux individus moins comme une entreprise contre leur liberté que comme un effort destructeur des dominations auxquels ils sont assujettis, cause capitale de la complicité perpétuelle des sujets avec le Pouvoir. S’il n’est pas capable d’une justice expéditive, d’une largesse soudaine, le Pouvoir perd son attrait féerique.
Même si la Pensée critique l’ordre existant et les autorités, on ne saurait méconnaître sa passion ordonnatrice et autoritaire. Voyez nos grands constructeurs de Paradis (Platon, More, Campanella) : tous ces rêves sont des tyrannies. Ainsi le philosophe travaille pour le Pouvoir. Se proclamant altruiste et se donnant pour le réalisateur d’un rêve de la pensée, le Pouvoir peut briser tout obstacle à sa marche triomphale.

CH VIII : De la concurrence politique

La guerre est une activité essentielle des États. Le Pouvoir administre pour conquérir et conquiert pour administrer. Plus les Pouvoirs sont intimement liés aux peuples qu’ils régissent plus ils obtiennent d’eux. Les grands pas dans la militarisation sont liés à de grandes avances du Pouvoir. Le régime social qui donne le moins à la guerre est le régime aristocratique car si la classe dominante est guerrière, elle est seule guerrière. Le développement de la monarchie absolue en Angleterre et en France est liée aux efforts des deux dynasties pour résister à la menace espagnole. Mais l’accroissement des prélèvements étatiques sur la nation ne donne qu’un avantage éphémère et incite les rivaux à des pratiques semblables. Toute la nation devient aux mains de l’État un outil de guerre. La seconde guerre mondiale a été l’occasion du triomphe de l’État. Tout est jeté dans la guerre parce que le Pouvoir dispose de tout. Ceux qui sont l’État n’admettent pas d’intérêt de la Nation distinct de l’intérêt de l’État.

LIVRE IV : L’État comme révolution permanente

CH IX : Le Pouvoir, agresseur de l’ordre social

Ce qui aide au pouvoir de l’État c’est qu’il lutte contre d’autres maîtres ; et l’on regarde leur abaissement plutôt que son élévation. Ce qui lui est obstacle c’est tout commandement autre que le sien. Ce qui lui est aliment c’est toute force où qu’elle se trouve. Il est niveleur en tant qu’il est État, parce qu’il est État. Magistrature, police et armée font respecter les droits acquis : si on l’examine dans son Être, il est défenseur des privilégiés, mais si on l’examine dans son Devenir, on le trouve agresseur de toutes les formes d’autorité sociale. Il détruit naturellement l’ordre social dont il émane. Les grands sont abaissés tandis que s’élève une statocratie. Les privilégiés ne sont plus en face de l’État, ils sont dans l’État et constitués par lui et l’État est menacé de démembrement : cette construction et destruction de l’État rythme la vie sociale.

CH X : Le Pouvoir et la Plèbe

Si le Pouvoir grandit aux dépens des puissants, la plèbe doit être son éternelle alliée. La passion de l’absolutisme doit nécessairement conspirer avec la passion de l’égalité. Ce qu’a fait César en quelques années, la monarchie capétienne a mis 400 ans à l’accomplir mais c’est la même tâche et la même tactique. Des conseillers plébéiens, des soldats plébéiens, des fonctionnaires plébéiens sont les instruments du pouvoir qui se veut absolu. Quel spectacle cette montée des hommes noirs qui dévorent peu à peu la grandeur féodale. Le Pouvoir monarchique n’a pourtant point atteint sa fin logique, répugnant à détruire la noblesse toujours résistante. Lorsque se lèvera la vague démocratique, elle trouvera en Angleterre un Pouvoir tout investi de tranchées aristocratiques, au lieu qu’en France, elle s’emparera tout d’un coup d’un Pouvoir monarchique sans frein : ce qui explique assez la différence des deux démocraties.

CH XI : Le Pouvoir et les croyances

Plus les croyances d’une société sont stables et enracinées, plus les comportements sont prédéterminés, moins le Pouvoir est libre dans son action. Moins une société est évoluée, plus sainte est la Coutume. Chaque peuple en marche vers la civilisation a eu son Livre de Dieu, condition de son progrès. Un Pouvoir qui définit le Bien et le Juste est tout autrement absolu qu’un Pouvoir qui trouve le Bien et le Juste définis par une autorité surnaturelle. La Loi-Commandement reçue d’en haut s’accompagne de lois-règlements faites par les hommes. Une nation peut se passer de toute puissance législative, la jurisprudence ecclésiastique en tenant lieu. Plus les conduites se développent hors d’un conformisme primitif, plus elles donnent lieu à des heurts d’où la nécessité de décisions particulières (judiciaires) ou générales (législatives). Les deux sources du Droit : un Droit Objectif de caractère religieux et un Droit Objectif de caractère utilitaire.
Lorsque nous voyons le Pouvoir faire des lois avec le concours du peuple ou d’une assemblée, nous l’interprétons comme une restriction du Pouvoir. Loin d’entraver une liberté qu’il n’avait point, il permet au contraire à l’activité gouvernementale de s’étendre. On ne fait d’abord que constater la coutume puis on introduit des lois innovatrices présentées comme des retours aux bons usages anciens. La superstition, dit-on, était le soutien de trône et l’offensive rationaliste, donc, ébranle le Pouvoir et pourtant l’ébranlement des croyances du XVIe au XVIIIe s. coïncide avec l’élévation des monarchies absolues. Une fois l’homme déclaré mesure de toutes choses, il n’y a plus ni Vrai, ni Bien, ni Juste, mais seulement des opinions dont le conflit ne peut être tranché que par la force politique. Le siècle du rationalisme est celui des despotes éclairés.

LIVRE V : Le Pouvoir change d’aspect mais non de nature

CH XII : Des révolutions

Les Cromwell ou les Staline ne sont pas conséquences fortuites mais bien le terme fatal des révolutions. Les débuts des révolutions offrent un charme inexplicable : l’événement va tout réparer, tout exaucer et tout accomplir. La Révolution française affranchit les paysans mais les force à porter un fusil, elle supprime les lettres de cachet mais élève la guillotine. Par la révolution de 1917, un pouvoir bien plus étendu que celui du tsar permet de regagner et au-delà le terrain que l’Empire avait perdu. On ne peut citer aucune révolution qui ait renversé un despote véritable (Charles 1er et non Henri VIII, Louis XVI et non Louis XIV, Nicolas II et non Pierre le Grand). Ils sont morts non de leur tyrannie mais de leur faiblesse.
La révolution établit une tyrannie d’autant plus complète que la liquidation aristocratique a été plus poussée. Les populations ne voulaient plus d’intendants royaux mais s’administrer elles-mêmes sur le plan local mais la Constituante détruit les unités historiques qui avaient la capacité et la volonté de gouverner. La Révolution a écrasé les droits qu’elle prétendait exalter. Dès janvier 1790, tout acte des tribunaux tendant à contrarier le mouvement de l’administration est déclaré inconstitutionnel. Ce sont des élections renouvelées pour choisir les juges mais le peuple ne choisit jamais assez au gré du Pouvoir et ses choix sont épurés a posteriori. En l’an VIII, le Pouvoir s’attribue la nomination des juges. Lénine déclare l’État foncièrement mauvais et il édifie un formidable appareil de contrainte en Russie.

CH XIII : Imperium et Démocratie

La doctrine démocratique conçue pour fonder la liberté se trouve préparer la tyrannie. Pour elle, la liberté est le principe et la fin de la société, il n’y a d’autre souveraineté acceptable que celle de la loi. Le Pouvoir est là pour exécuter la loi. Puisque la loi commande tout, il faut une puissance législative nécessairement suprême. Le Parlement est à l’origine la convocation des puissances grandes et petites avec lesquels le roi devait négocier, dialogue de l’Unité avec la Diversité. Investie de la puissance législative, l’assemblée au lieu d’être la juxtaposition d’intérêts divers devint représentation totale de la totalité nationale. Le Parlement succédait au Roi comme représentant de l’ensemble mais sans avoir à tenir compte de représentants de la Diversité. L’aristocratie parlementaire constitue alors le Prince. La suprématie des lois présente de grandes difficultés, surtout si l’on veut que le Pouvoir soit astreint et le peuple attaché à des lois nouvelles destinées à changer avec les progrès de la raison. Chacun souhaitera les modifier à sa fantaisie ou à son avantage. La loi n’est plus loi par le consentement du peuple mais tout ce que veut le peuple, ou tout ce qu’on représente comme voulu par lui, est loi. Dire que la loi consiste à n’obéir qu’aux lois suppose dans la loi des caractères de justice et de permanence. Mais si la loi devient le simple reflet des caprices du peuple ? Le corps parlementaire a été, de plus en plus, la voie d’ascension des plébéiens dans la conquête de l’Imperium. La souveraineté populaire devait être naturellement être invoquée au service de cette ambition. Il appartient désormais au peuple non de se prononcer sur les lois mais de gouverner.

CH XIV : La démocratie totalitaire

Dégénérescence du principe démocratique, d’abord conçu comme Souveraineté de la Loi et qui n’a triomphé qu’entendu comme Souveraineté du Peuple. L’Imperium traditionnellement tenu pour un principe d’autorité nécessaire mais ennemi de la Liberté, il a été regardé comme l’agent de cette liberté. Autrefois il était une volonté, il passe désormais pour la Volonté Générale. Jadis on y reconnaissait un intérêt éminent dans la société, il est devenu l’Intérêt de la société. L’idée libertaire est par nature indifférente au caractère du Pouvoir mais cette indifférence ne convient pas aux ambitions qui s’arment des idées nouvelles. La confusion entre le pouvoir du peuple et la liberté du peuple est le principe du despotisme moderne. Le Pouvoir est commandement et tous ne peuvent commander. La souveraineté du peuple n’est donc qu’une fiction. La volonté royale était humaine et particulière, la volonté du Pouvoir démocratique opprime chaque intérêt particulier au nom de l’intérêt général.
Le Pouvoir démocratique proclame la souveraineté du peuple mais les membres de la société ne sont citoyens qu’un jour. Il n’y a point d’intérêt légitime contre l’intérêt général mais les intérêts qui n’étaient plus garantis ont cherché à se défendre d’où la formation spontanée de syndicats d’intérêts. Le Pouvoir démocratique est éminemment susceptible de captation. Si des intérêts fractionnaires acquièrent l’art de créer des mouvements d’opinion, ils peuvent s’asservir le Pouvoir. L’Autorité n’est plus alors qu’un enjeu.
L’extension des attributions étatiques en démocratie rendait fatal l’avènement d’un principe autoritaire. Le régime censitaire ne s’est soutenu en aucun pays. Remettre à une portion du peuple la fonction électorale ne pouvait se concilier avec le caractère totalitaire revêtu par le Pouvoir. Ceux qui ne sont pas représentés sont nécessairement écrasés. Dès que l’assemblée représentative dispose du Pouvoir, l’appétit de commandement porte les membres à s’ordonner en fractions permanentes (les partis) : les élections à venir doivent renforcer ou affaiblir le groupe auquel on appartient. Il faut arracher à l’électeur par n’importe quel moyen la voix dont il dispose. Le tourment de peser le pour et le contre des programmes et les mérites des candidats lui est évité par la machine qui fait passer la liste toute établie de ceux qu’il doit élire. Former l’esprit des électeurs c’est l’ouvrir aux arguments adverses, il faut donc agir sur les émotions. Plus la machine est puissante, plus les votes sont disciplinés, moins la discussion a d’importance. Si un parti domine l’assemblée, elle n’est plus qu’une chambre d’enregistrement. Les élections ne sont plus qu’un plébiscite par lequel tout un peuple se remet entre les mains d’une équipe. La loi est devenue l’expression des passions du moment.

LIVRE VI : Pouvoir limité ou pouvoir illimité

CH XV : Le pouvoir limité

Le Pouvoir est une nécessité sociale mais, ensemble vivant animé d’un dynamisme, il est aussi un péril social. Au Moyen Age, des pouvoirs divers se bornent mutuellement. Ce n’est pas quand les facultés du gouvernement sont les plus étendues qu’il est le plus stable. Que le pouvoir arrête le pouvoir, on l’imagine malaisément là où les diverses autorités pubmiques sont des parties dépendantes d’un même appareil centralisé. A Rome, la volonté négative l’emportait sur la positive, les différentes magistratures étant indépendantes. Un contre-pouvoir est une puissance sociale : noblesse, Clergé, Parlements, assemblées d’États, corporations, etc.
Avec la destruction de touts les contre-pouvoirs par la Révolution, on en voit plus que l’État : on en attend tout, on en craint tout, on désire sans cesse son changement de mains. Avec l’absorption du Droit dans l’État, n’importe quel acte du gouvernement est possible pourvu qu’une loi l’autorise et n’importe quel loi devient possible pourvu que le Parlement la vote. Dès que la Volonté Générale peut tout, les représentants de cette Volonté Générale sont d’autant plus redoutables qu’ils ne se disent qu’instruments dociles de cette volonté prétendue (Benjamin Constant). L’omnipotence s’est élevée en détruisant au nom de la masse les groupes animées d’une vie réelle. Les circonstances et l’esprit de facilité ramènent la limitation du Pouvoir au système formel de la Séparation des pouvoirs. Mais en Angleterre, les soubassements sociaux donnaient leur force réelle aux pouvoirs constitués : le Parlement avait une existence de plusieurs siècles, les pairs (propriétaires terriens) une importance sociale. En France, le Roi se tenait pour héritier d’un roi qui fut absolu et l’assemblée d’une assemblée qui fut absolue, d’où la révolution de 48. La Constitution peut bien établir des organes : ils ne prennent vie et force qu’autant qu’ils se remplissent de la vie et de la force d’une puissance sociale.

CH XVI : Le Pouvoir et le Droit

Que le Pouvoir ne trouve plus dans la Société de puissances concrètes capables de le contenir, n’importe s’il s’arrête respectueusement devant la puissance abstraite du Droit. Le Pouvoir se légitime lorsqu’il s’exerce conformément au Droit mais le Droit n’est que l’ensemble des règles édictées par l’autorité politique ! Le Droit ne peut donc être un rempart contre le Pouvoir. En tout pays civilisé, la fonction judiciaire consiste à punir, au criminel, à réparer, au civil, l’atteinte d’un particulier aux droits d’un autre. Dans les pays anglo-saxons, ces droits de la justice s’étendent aux gestes d’un agent du Pouvoir à l’égard de quiconque. Cette précieuse garantie de la liberté que confère l’intervention du juge, nous avons vu la Révolution française acharnée à la détruire. Mais le flot montant des lois modernes n’a pas épargné l’Angleterre ou les États-Unis. Le sentiment moderne ne peut souffrir que l’opinion de quelques hommes arrête à elle seule ce que réclame l’opinion de toute la Société. Dire que le Droit doit suivre le mouvement des idées c’est baptiser flatteusement le glissement des intérêts.

CH XVII : Les racines aristocratiques de la liberté

La liberté est la souveraineté concrète de l’homme sur soi-même. La liberté n’est pas une invention moderne. Nous concevons à peine qu’une société puisse vivre où chacun est juge et maître de ses actions. Le Romain est libre de tout faire mais il doit en supporter toutes les conséquences. Tout peut se faire mais il faut y mettre les formes, formes d’une extrême rigueur. Le plein droit civil n’a d’abord été le lot que des eupatrides ou patriciens. Puis les familles énergiques de la plèbe accèdent aux magistratures et forment avec le patriciat la nobilitas. La plèbe juridique disparaît mais il y a une plèbe de fait. Les hommes de la masse en viennent à priser moins leur liberté juridique que leur participation à la puissance publique. Le Sénat souffre que les tribuns réunissent la plèbe pour voter des résolutions, plebiscita. Le tribunat accoutume le peuple à l’idée du sauveur. T. Gracchus voulait que tout citoyen redevienne propriétaire. C. Gracchus que chaque citoyen ait sa ration de blé à bas prix (bientôt gratuite). Au lieu que se généralise l’indépendance concrète des membres de la société, ils deviennent les clients de la puissance publique.
Il y a un Pouvoir, un État dès que le divorce des intérêts individuels est assez profond pour qu’il faille un tuteur permanent compensant la faiblesse du grand nombre. En Angleterre, le système de la liberté est progressivement étendu à tous : la plèbe est appelée aux droits de l’aristocratie ou extension à tous d’une Liberté individuelle. En France, le système de l’autorité, la machine construite par la monarchie tombe aux mains du peuple pris en masse ou attribution à tous d’une Souveraineté armée.
Dès que le peuple politique comprend une majorité de personnes qui n’ont rien ou croient ne rien avoir à défendre, le peuple se livre au messianisme du Pouvoir. Trois choses importent au césarisme : perte du crédit moral des membres les plus anciennement libres, élévation d’une classe nouvelle de capitalistes séparée par sa richesse du reste des citoyens, réunion de la force politique avec la faiblesse sociale.

CH XVIII : Liberté ou sécurité

L’objet de la démocratie est de transformer le maître suprême de la Société, l’État, en son serviteur. La liberté n’est qu’un besoin secondaire par rapport au besoin primaire de sécurité. A tout instant, il existe dans n’importe quelle société des individus qui ne se sentent pas assez protégés (sécuritaires), et d’autres qui ne sentent pas assez libres (libertaires). Le roi s’appuyant sur les classes inférieures, il y a versement progressif dans les hautes couches sociales d’éléments puisés en bas, montés par le canal étatique. La dégénérescence intérieure transforme l’aristocratie. Les privilégiés cherchent à être protégés par l’État. N’ayant plus de force propre, ils sont devenus incapables de limiter le pouvoir : les aspirations libertaires résident alors dans la classe moyenne, alliée du pouvoir s’il faut discipliner une aristocratie désordonnée, alliée de l’aristocratie lorsque l’État veut étouffer la liberté. Tous les individus, toutes les classes tâchent d’appuyer leur existence individuelle à l’État et les nouveaux droits de l’Homme contredisent et abrogent ceux qu’avait proclamés le XVIIIe s. : la plénitude de la liberté implique la plénitude du risque. Dès qu’on attend de l’État une protection, une sécurité, il lui suffit de justifier ses envahissements par les nécessités de son protectorat. L’aspiration religieuse est naturelle à l’homme, on a vainement chassé la foi de la scène politique : le Pouvoir revêt un caractère de théocratie.

CH XIX : Ordre ou protectorat social

Une puissance bienfaisante veillera sur chaque homme, depuis le berceau jusqu’à la tombe, dirigeant son développement individuel et l’orientant vers l’emploi le plus approprié de son activité. Le jeu des lois positives laisse beaucoup de place à quantité de misères et de malheurs individuels. Les victimes réclament une intervention providentielle qui corrige ces conséquences. Le trouble social n’est pas imaginaire mais le Pouvoir procède par décisions arbitraires. L’homme concret agit sous l’empire de sentiments et de croyances. Nous sommes dirigés par des images de comportement : nous n’avons qu’à imiter, qu’à répéter. L’harmonie est menacée quand les images de comportement sont troublées. Le faux dogme de l’égalité, flatteur aux faibles, aboutit en réalité à la licence infinie des puissants. Aucun ordre social ne saurait se maintenir ou se rétablir si les dirigeants des groupes des groupes et les aînés des collèges ne remplissent pas leur mission. Le trouble des images de comportement se répand de haut en bas. La cohérence sociale ne peut alors être rétablie que par le Pouvoir, usant des méthodes grossières de la suggestion collective et de la propagande. C’est la solution totalitaire, mal appelé par le mal individualiste. Une métaphysique destructrice n’a voulu voir dans la Société que l’État et l’Individu. Elle a méconnu le rôle des autorités morales et de tous ces pouvoirs sociaux intermédiaires qui encadrent et protègent l’homme de l’intervention du Pouvoir. 

Bertrand de Jouvenel, via wikibéral



E) La puissance au XXIème siècle
 
Dans la dynamique incessante de la puissance, qui affecte tant sa distribution que ses formes, la variable décisive devient la vitesse, le rythme, de l’adaptation, et plus encore, l’innovation.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait de l’ouvrage de Pierre Buhler, La puissance au XXIe siècle, CNRS Editions, coll. « Biblis », 2014, 619 p., 12€.


DANS quelques semaines, Berlin célébrera les 25 années de la chute du mur. Le temps d’une génération. C’est un monde méconnaissable qu’aurait découvert, si elle se réveillait le 9 novembre prochain, cette mère de famille, fictive, du film allemand Good Bye Lenin !, tombée dans le coma quelques jours avant les événements de 1989. Un monde métamorphosé par un quart de siècle de bouleversements, ponctuées du fracas, heureux, de l’effondrement du communisme, de celui, tragique, de la chute des tours du World Trade Center, de celui, menaçant, de la plus grande crise financière depuis la Grande Dépression. Un monde redéfini par l’avènement d’une Chine devenue deuxième puissance économique mondiale, par le décollage économique de l’Inde, par la résurgence d’une Russie agressive, par l’apparition de nouveaux aspirants à la puissance.
L’après-Guerre Froide portait les promesses d’un nouvel ordre international : les « dividendes de la paix » et la sécurité coopérative, le multilatéralisme enfin efficace, la post-modernité européenne, le triomphe de la démocratie, la prospérité, le commerce, l’interdépendance des nations sur une planète menacée par des fléaux communs... Quelques conflits continuaient certes de la ravager, dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique, au Timor, et au Proche-Orient bien sûr. Mais plutôt que des signes avant-coureurs d’un désordre à venir, il fallait voir là les convulsions d’un ordre ancien en passe de s’éteindre. Et que la communauté internationale, guidée par la Raison et armée de la Force, finirait par maîtriser.
Les attentats de New York et Washington ont tiré le monde de la torpeur de l’après-Guerre Froide.
« Hyperpuissance » débonnaire, l’Amérique de Clinton exprimait parfaitement ce Zeitgeist, cette atmosphère cotonneuse et vaguement optimiste, confirmée par la pacification réussie dans l’ex-Yougoslavie. Celle qui se dessinait en filigrane dans le projet républicain annonçait des turbulences, mais ce sont les attentats de New York et Washington qui ont tiré le monde de la torpeur de l’après-Guerre Froide et qui ont posé les termes du nouvel ordre international.
D’abord en révélant brutalement combien la puissance avait changé de visage, de méthode, de nature. Toutes sortes d’« acteurs transnationaux » – entreprises multinationales, organisations non-gouvernementales, réseaux terroristes – se sont subrepticement invités dans le jeu de la puissance, allant jusqu’à défier les États sur un terrain de l’action armée, considéré pourtant comme leur apanage incontesté. Ce n’est pas contre un État que les États-Unis sont alors partis « en guerre », mais contre une confrérie islamiste radicale organisée en réseaux fortement décentralisés.

La puissance reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales

Ensuite en réhabilitant la fonction première de la puissance, ce postulat fondateur qu’est le besoin de sécurité. Fauve blessé, l’Amérique s’est libérée de toutes les inhibitions qui contenaient son immense force militaire et a retrouvé ses instincts de décembre 1941, des lendemains de Pearl Harbor. Mais le paysage de l’après-11 septembre n’a pas seulement déblayé le terrain à la résurgence de la puissance américaine. Il a aussi fait apparaître sous une lumière crue la permanence et la force de cette logique de puissance inscrite dans la trame de l’histoire politique de l’humanité. Loin de s’étioler, loin de se diluer dans une improbable et insaisissable post-modernité, la puissance reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales.
La puissance peut être analysée, décrite, appréhendée autant que tout autre concept politique.
C’est une notion à la fois mystérieuse et banale, de prime abord, que celle de puissance. Banale, elle l’est par ses accents familiers : l’histoire et l’actualité abondent en références aux grandes puissances, aux « superpuissances », aux puissances nucléaires ou à l’« hyperpuissance ». Mais lorsqu’elle n’est pas autrement qualifiée, « la puissance » évoque une sorte d’omnipotence vaguement inquiétante, portée par des forces occultes et des moyens inavouables. A l’examen, pourtant, la puissance s’avère être l’une ni l’autre. Elle peut être analysée, décrite, appréhendée autant que tout autre concept politique. En dégager les règles permet d’en lire et d’en comprendre le narratif, d’en suivre le fil rouge à travers l’histoire.
Ce fil rouge est d’abord, sans surprise, celui de la guerre, à la fois expression et instrument les plus constants de la puissance. Mais il apparaît aussi dans l’organisation politique, lorsqu’elle produit, dans des régions du monde qui n’ont pourtant guère de contact – voire aucun – la même forme, celle de l’empire. Puis, lorsque les empires se décomposent, le fil mène à la naissance de l’État-nation moderne, prélude à une nouvelle distribution, mais aussi à une combinaison novatrice et redoutablement efficace de ces deux ingrédients de la puissance que sont les ressources et la volonté. Avec, de surcroît, une supériorité technologique et militaire qui permet de la projeter, depuis l’Europe, dans le monde entier, détruisant les empires archaïques, bâtissant des empires coloniaux eux-mêmes voués à leur tour à la destruction.
C’est donc dans cette intimité, dans cette relation singulière, organique, entre État et puissance qu’il faut d’abord chercher les ressorts de celle-ci. Dans la fin première du politique, aux origines mêmes de l’État, et qui est la sécurité. La puissance ordonne largement les rapports interétatiques, mais pas seulement sur le mode du rapport de forces, de l’intimidation ou de la coercition : les États ont également choisi, pour réguler leurs rapports, d’élaborer un corps de règles de droit. Loin, cependant, d’être un pur produit de la raison, le droit international est encore, en caricaturant à peine, « la continuation de la politique par d’autres moyens » lorsque les normes ainsi forgées et les mécanismes d’application inscrivent dans l’ordre juridique les préférences de la puissance, sa vision du monde, ses choix moraux.
Au-delà des fondements de la puissance dans ses rapports avec l’État et le droit, la question se pose de ses déterminants, de ses ressources, de ses modalités. Ceux qui, comme Raymond Aron, ont cherché à les cerner au plus près font d’abord référence aux ressources physiques – ou « matérielles » – qui s’ordonnent classiquement autour de l’espace ou du sol, du nombre et de l’économie.
Le critère du sol renvoie à la géographie, et aux avantages conférés par la nature, la richesse du sous-sol, la maîtrise de grands espaces ou de voies de communication. Mais c’est aussi un trait distinctif de l’espèce humaine que de déployer des trésors d’ingéniosité pour ne pas se laisser enfermer dans le déterminisme de la géographie. Toutes les constructions intellectuelles qui tendent à surévaluer ce déterminisme et à ériger en ressources de la puissance les avantages du territoire ou les dotations en énergie fossile, par exemple, sont exposées au démenti de la réalité. La question se pose aussi, à terme, pour la Russie, ébranlée par l’implosion de l’Union Soviétique, qui a habilement mobilisé la rente de sa puissance passée et des ressources de son sous-sol pour se réinsérer dans le jeu, avec un projet avéré de correction des frontières héritées de l’éclatement de l’URSS et de formation d’une sphère d’influence autour d’elle.
Le critère du nombre est également à manier avec précaution, car le rapport entre démographie et puissance, s’il présente toutes les apparences de l’évidence, ne permet pas nécessairement de dégager une relation claire de causalité. Le nombre n’est une condition ni nécessaire ni suffisante de la puissance, même si l’un et l’autre sont souvent allés de pair. Mais la démographie obéit à des paramètres qui ne se laissent pas aisément manier par la politique. Celle-ci a, en revanche, un impact décisif sur l’industrialisation et le décollage économique. Lorsque ces phénomènes touchent des géants démographiques comme la Chine ou l’Inde, on assiste à l’émergence soudaine de nouveaux acteurs sur la carte de la puissance.
Le schéma classique de la puissance renvoie à un ensemble de ressources, physiques, humaines, économiques offrant à l’État souverain, qui a triomphé de tous les pouvoirs « privés », une gamme d’instruments à sa discrétion – militaires, industriels, bien sûr, mais aussi technologiques, financiers, économiques et idéologiques - offrant une plate-forme de projection de cette puissance au-delà de ses frontières. Les États-Unis ont indubitablement défriché le terrain depuis 1945, exportant vers le « monde libre » non seulement de la sécurité et des soldats, mais aussi leurs entreprises multinationales, leurs méthodes de management, leur culture, leurs normes, leurs préférences, l’ouverture des frontières et la dérégulation.
Les rouages contemporains de la mondialisation.
Les processus ainsi amorcés, qui ont fait tache d’huile, formant les rouages contemporains de la mondialisation, ont transformé les modalités et les formes de la puissance. Celle-ci se limite moins que jamais à sa seule dimension militaire. Elle se loge de plus en plus dans la persuasion, la séduction, l’influence, la norme, bref, tous les éléments de ce soft power qui, employé avec dextérité par tel ou tel État, ou groupe d’États, permet d’imposer sa volonté avec bien plus d’efficacité que par les armes, la menace ou l’intimidation.
Mais ces modes d’action sont aussi à la portée de toutes sortes d’acteurs privés qui entrent de plain-pied, de la sorte, dans l’arène de la puissance et en perturbent le jeu. Ils bénéficient en effet d’un phénomène radicalement nouveau, la révolution de l’information et de la communication, qui confère à la logique de réseau un potentiel immense, encore peu exploré. Entreprises, marchés, organisations non gouvernementales, philanthropes, media et « internationales » terroristes nourries par le terreau du fanatisme religieux, individus spontanément rapprochés par des « réseaux sociaux »... tous prospèrent dans cet espace libre et prometteur, dessinant une nouvelle dimension, celle de la puissance privée. La logique, pyramidale et territoriale, de la puissance étatique est, là, contournée, défiée, et contrainte de se réinventer elle aussi.
Ces phénomènes, ces tendances lourdes affectent d’abord, et sur un mode assez classique, la distribution de la puissance dans le monde, avec un déplacement vers l’Asie de son centre de gravité. En gestation depuis une décennie ou deux, cette redistribution bat son plein, spectaculairement, sur les plans économique et industriel. Avant de revêtir une forme militaire, technologique, politique et intellectuelle. Elle touche au premier chef les deux héritiers d’empires millénaires que sont la Chine et l’Inde. Bouleversant non seulement les équilibres régionaux de la puissance – avec des conséquences, au premier chef, pour le Japon et les États-Unis – mais aussi le poids relatif de l’ensemble de l’Asie dans cette distribution.
L’Europe prend sa part, elle aussi, de cette transformation de la puissance, dont elle a inventé et mis en œuvre des formes authentiquement novatrices, qui ne doivent rien aux catégories familières de la coercition et de l’intimidation, mais constituent une illustration convaincante de la logique du soft power. C’est à cette aune-là, celle du succès, au-delà de ses frontières, des normes sécrétées par l’Union européenne, que doit être évalué son rôle sur l’échiquier de la puissance. Pas à celle de sa capacité à se transmuer en un réceptacle de la puissance étatique classique, une perspective qui relève de l’utopie.
Enfin, tant la redistribution de la puissance que sa transformation laissent au centre du jeu son arbitre ultime, les États-Unis, « confortablement installés au sommet de la chaîne alimentaire militaire », selon une métaphore ironique, mais pleine de justesse. Cette prééminence ne transforme pas l’Amérique en un empire d’un nouveau genre, mais la désigne, en l’absence d’alternative et avec un consensus implicite d’une majorité d’Etats, comme la « puissance par défaut », seule à même de dispenser le bien public de la sécurité mondiale. Mais elle l’expose constamment aux risques de l’« arrogance de la puissance ».
Avec l’inexorable ascension des puissances émergentes se dessinent les contours d’un monde « post-américain »
Et elle a un coût que l’Amérique, qui a failli, dans la crise de 2008-2009 dans son rôle de garante de la « stabilité hégémonique », ne peut plus assumer sans recourir à l’emprunt à l’étranger. Avec l’inexorable ascension des puissances émergentes se dessinent les contours d’un monde « post-américain », selon l’expression forgée par le publiciste américain Fareed Zakaria.
Au total, dans la dynamique incessante de la puissance, qui affecte tant sa distribution que ses formes, la variable décisive est la vitesse, le rythme, de l’adaptation, et plus encore, l’innovation. C’est en effet dans le rapport à l’innovation, sous toutes ses formes, pas seulement technologique, mais aussi sociale, économique, intellectuelle, que s’esquissent les « lignes de fuite » de la puissance. Et que se détachent ceux qui ont compris et appris les règles de cette « grammaire de la puissance » qui, dans sa logique intemporelle comme dans ses manifestations nouvelles, gouvernera sa redistribution au XXIe siècle.

Par Pierre BUHLER, le 27 septembre 2014
Pierre Buhler, ancien professeur associé à Sciences Po, est diplomate. Il est l’auteur d’Histoire de la Pologne communiste – Autopsie d’une imposture (Karthala, 1997) et de la Puissance au XXIe siècle – Les nouvelles définitions du monde (CNRS Éditions, 2011, 2ème édition mise à jour, livre de poche, 2014). Il s’exprime ici à titre personnel.

 


F) Quelque part entre puissance et impuissance

Le mois de juillet revêt pour quelques grandes puissances occidentales un moment tout particulier. C’est le cas aux Etats-Unis où l’on à fêté le « National Day » le 4; En Grande Bretagne où l’on s’est souvenu des attentats de Londres le 8; En France où l’on a célébré la fête nationale le 14. Alors que la mondialisation bat son plein du côté de l’Océan Indien et du Pacifique, nous retrouvons dans ces rendez-vous dits nationaux ou patriotiques l’expression des niveaux de cohésion et de cohérence qui demeurent au sein de nos démocraties. Qu’en est-il réellement face à cette impitoyable globalisation des marchés qui s’accompagne depuis deux décennies d’une dilution des valeurs et qui se traduit pour les peuples par de nouvelles priorités et par un repositionnement des leaderships mondiaux ?
Outre atlantique on a profité de ce jour qui remémore « l’Indépendance day » pour « prêter serment » à la constitution américaine. C’est ainsi que des milliers de soldats, issus de toutes les nationalités, se sont retrouvés sur un tarmac en Irak pour rejoindre la main sur le cœur la « Community ». Non seulement ils ont pu obtenir en s’engageant dans l’armée américaine ce sauf conduit que constitue la fameuse carte verte mais ils bénéficient désormais (certes au péril de leur vie) du titre tant convoité de « Citizen ». A Londres, aux travers de cérémonies emplies de gravité, on s’est rappelé et on a rappelé à qui veut bien l’entendre, surtout à Ben Laden et à ses émules, que le Royaume Uni reste une île sans aucun doute vulnérable mais imprenable. D’autres ont essayé jadis : les saxons, César, Bonaparte, Hitler, Staline, les réseaux du KGB comme aujourd’hui ceux du FSB. Tous se sont heurtés à ce flegme et à cette détermination spécifiquement britannique que personne ne peut comprendre, excepté ceux qui ont cette éducation et ce redoutable état d’esprit du « native ».
En France nous profitons de cet évènement dit « national » pour célébrer les vertus universelles des valeurs issues de la Révolution française. La Vème République a sublimé cette fête nationale au travers du défilé de l’armée de la nation. Pendant longtemps celle-ci fut incarnée par la conscription avec le spectre de la mobilisation générale face à la menace soviétique. Elle descendait fièrement les Champs Elysées sous les applaudissements du peuple avant de saluer le chef de l’Etat entouré de son gouvernement. Tout ceci se terminait dans la liesse avec feux d’artifice et bal populaire : le peuple était au cœur de la fête nationale. Au fil du temps, surtout lors de la dernière mandature cette armée s’est professionnalisée et s’est progressivement éloignée de la nation, surtout depuis la suspension du service militaire obligatoire. L’exercice du défilé
est de moins en moins l’expression de la ferveur nationale et de plus en plus un acte d’allégeance au monarque et au système, appelé abusivement « régalien », qui l’enserre. Quant aux questions de défense et de sécurité, elles sont devenues une affaire d’experts, réservée à une petite élite. Celle-ci fonctionne du reste par cooptation autour de quelques centres de pensée largement subventionnés par le complexe militaro- industriel. Enfin, pour la première fois, ceux qui gouvernent actuellement le pays n’ont jamais connu le moindre conflit majeur et n’ont pas eu à engager leur vie pour la nation.
Pour autant, cette année l’exercice vient d’être radicalement transformé en invitant désormais les français à penser autrement. Nous avons été invités à sortir de cette logique de subordination de la nation à un Etat tout puissant pour sublimer une nouvelle approche transnationale. Les nouvelles couleurs de la fête nationale seraient maintenant celles de l’Europe. Il faut avouer qu’il fallait bien trouver une issue à l’impasse actuelle en termes d’expression de notre puissance. Nos armées en effet se retrouvent dispersées sur de multiples fronts qui n’ont plus rien à voir avec la défense des frontières nationales. Aujourd’hui elles opèrent très loin de leurs bases avec des mandats pour le compte de l’ONU, l’OTAN, l’Union Européenne, et doivent assumer des accords multiples de défense, des opérations humanitaires....Certes, pour certains, cette décision de Nicolas Sarkozy n’est qu’une pirouette de plus du système qui ne peut masquer notre impuissance sur de nombreux domaines. Pour d’autres, conscients des limites de notre pays, elle revêt, comme toujours dans les situations désespérées, la forme d’un acte fondateur d’une nouvelle stratégie en jouant sur la dimension symbolique des drapeaux réunis pour l’occasion. Il est vrai que le côté emblématique de la présence des représentants de l’Union Européenne et de l’Otan à Paris avait de quoi surprendre le monde entier, surtout après le résultat du référendum de 2004 et l’échec de la réunion de Riga. Réconciliation avec nos voisins, relance du projet européen, rupture avec l’ordre ancien.... Les titres élogieux dans la presse ne manquent pas pour essayer de montrer qu’il se passe enfin quelque chose au Royaume de France. Mais qu’en est-il réellement du pacte national ?
Qui applaudissait ce défilé transnational si ce n’est pour une bonne partie des cortèges de touristes fruits de la mondialisation des échanges pour le plus grand bien de notre balance des paiements ? Les français ont- ils hissé le drapeau national ou pavoisé leurs balcons comme le font les citoyens américains le 4 juillet ? Je crains qu’ils ne soient beaucoup plus préoccupés sur leurs lieux de villégiatures par leurs quêtes hédonistes que par la cohésion nationale et qu’ils aient vécu cet évènement dans l’indifférence. Dans un autre ordre d’idée : le français a-t-il le même niveau de détermination que le citoyen britannique face au risque permanent d’attentat? Ne serait-il pas tenté en catimini par une quelconque négociation avec les réseaux terroristes plutôt que de se battre contre les déviances du risque islamique ? Cette question dérange
toujours les bons esprits alors qu’elle est au cœur de la stratégie des terroristes. N’oublions pas que l’esprit de la résistance n’est né qu’aux lendemains de « l’étrange défaite » de 1939 et de l’effondrement de cet Etat français à priori craint dans toute l’Europe à l’époque alors qu’il était profondément munichois et faustien dans l’âme.
Les français se seraient-ils réconciliés avec eux-mêmes et auraient- ils désormais conscience de leur destin unique et inique ? L’image donnée par les médias du pays et de son fonctionnement précautionneux ne milite guère dans ce sens. A priori personne ne consulte véritablement les français sur le sujet et l’emprise des castings de la communication institutionnelle joue toujours à plein régime, comme si la magie et l’agitation du jeu électoral n’étaient pas terminées. Pourtant la réalité est bien différente et les chiffres parlent d’eux-mêmes avec ces 40 000 voitures toujours brûlées dans nos villes et campagnes (soit 110 véhicules par jour), le trou abyssal de la sécurité sociale et cet endettement étatique qui poursuivent leur pente dévastatrice. Ce ne seront pas les prouesses diplomatiques de Jean Pierre Jouyet auprès de l’Eurogroupe et encore moins la nomination de Dominique Strauss Kahn au FMI qui pourront endiguer ce qui promet d’être à terme un Katrina financier s’il n’est pas mis fin rapidement au déficit structurel de l’Etat français, comme le demandent instamment la plupart de nos voisins européens. Les français le savent et mesurent bien le niveau d’impuissance dans lequel le pays s’est progressivement installé depuis 30 ans. Pour autant reconnaissent-ils en contrepartie à l’Europe cette volonté de puissance qu’il faudrait faire émerger rapidement pour se substituer aux désarrois ou impasses nationales ?
Nous pouvons toujours nous amuser à critiquer les américains, ils restent quand même la première des destinations de tous ceux qui aspirent à la liberté et à la démocratie dans le monde, et leur patriotisme est incontestable. Personne ne fait la démarche équivalente vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine... Nous pouvons toujours nous amuser aussi à ridiculiser les britanniques qui restent sans aucun doute nos principaux concurrents dans tous les domaines. Si seulement nous pouvions avoir au sein de notre population le même niveau de détermination collective face à l’adversité et notamment face à la menace terroriste ! Chez nous certains « experts », sans cesse consultés par les médias (tel Gérard Chaliand encore récemment) minimisent cette menace et affirment qu’il ne faut surtout pas tomber dans la psychose « ladeniste » comme nos voisins et alliés anglo-saxons. Le résultat de ces évaluations, empreintes d’un anti-américanisme puéril et d’un discours victimaire permanent sur les populations est dramatique car il entretient une démobilisation des esprits, là où il faut rester des plus vigilants en termes de veille et des plus résolus dans les postures. En cela nous entretenons cette dérive d’impuissance alors que nos principaux partenaires sont obsédés par l’affirmation de leur volonté de puissance. Elle passe entre autre par la mobilisation de leurs opinions autour d’un choix de vie mais surtout d’un
destin commun qui ne sont pas négociables. Quels sont les nôtres actuellement ?
Pour toutes ces raisons, même si je suis profondément européen dans l’âme, je ne suis pas vraiment convaincu par le mirage de ce nouveau « pacte transnational » et encore moins par l’illusion de cet inespéré « patriotisme européen » que les communicants aux ordres des politiques veulent nous vendre. Ces concepts, même s’ils sont fondamentaux, restent virtuels pour le moment et ils n’ont pas encore fait la démonstration de leurs valeurs sur le fond. Ils ne sont ni scellés dans une constitution qui fait l’unanimité, et encore moins dans une stratégie sécuritaire et diplomatique avec une armée européenne qui fait l’admiration de tous. Ne nous leurrons pas nous n’en sommes pas là, même si tous les esprits avisés en rêvent et travaillent pour y arriver. Nous sommes (malheureusement pour notre continent) plutôt en train d’essayer de recoller les morceaux avec un projet de mini-traité qui prend plus l’allure, il faut quand même l’avouer, d’une peau de chagrin pour éviter un fiasco total du projet européen.
Du reste, ne nous y trompons pas, les symboles sont là et le plus important dans toutes cette effervescence médiatique française reste bien celui de la visite à l’Ile Longue du Président Nicolas Sarkozy le 13 juillet. Au-delà les paillettes et les bruits de surface qui sont à priori de plus en plus nécessaires dans nos démocraties dites « participatives », il y a la « realpolitik » avec en profondeur ses inavouables confrontations de puissance. La véritable pensée française ne s’est pas exprimée uniquement dans les chansons de Polnareff le soir du 14 juillet mais la veille dans la froideur du sanctuaire le plus secret de France. Malgré nos impuissances sociétales, financières, organisationnelles.... Il nous reste quand même des capacités institutionnelles et stratégiques non négligeables qu’il est bon de rappeler à qui veut bien l’entendre. Certes il y a la plupart de nos partenaires occidentaux, mieux organisés et plus riche, à commencer par nos voisins allemands et ce malgré nos relations amicales. Mais le message est clairement destiné à tous les acteurs incertains et volatiles de la vie internationale : Il concerne aussi bien le « tsar Poutine » avec ses jeux de roulette russe sur les négociations autour des traités de limitation des forces conventionnelles en Europe, que les émules de Ben Laden avec leurs prétentions de plus en plus explicites de renverser le président Mucharaf au Pakistan, d’y installer un régime « djihadiste », voire d’étendre leurs actions au sein des pays du Maghreb en invoquant le retour d’un califat type « el Andaluz ».
Pour certains le discours de l’Ile Longue ne serait qu’un effet d’affichage du chef de l’Etat, qui est, rappelons le, dans l’état actuel de la Constitution le chef des Armées et de la diplomatie. En fait en bon stratège il a signé la veille de la fête nationale un nouveau contrat d’assurance vie avec, et pour le pays, ce pour quoi les français l’ont élu sans ambigüité à 84%. Par contre il a ouvert le lendemain un pari qui est
bien de l’ordre du poker menteur avec nos partenaires européens qui se cherchent encore, ce pour quoi les français lui ont donné une majorité relative avec ne l’oublions pas une abstention de 40%. Dans ce jeu Nicolas Sarkozy ne s’est pas trompé, il a d’abord crédibilisé sa force de frappe et de projection par une présence incontournable et un discours déterminé. Sa venue à l’Ile Longue est plus qu’un symbole, elle démontre que la France reste toujours une puissance et qu’elle compte toujours jouer son rôle dans la cour des grands, même si elle doute dans son fort intérieur de son destin et qu’elle à du mal à réagir face à ses vieux démons. Par ce geste il montre qu’il incarne toujours la continuité de cette volonté et de cette détermination historique que nous a léguées le Général de Gaulle. Le choix de la Marine comme volonté d’expression de la puissance n’est pas neutre surtout dans un monde où nos frontières sont sur tous les océans et où la plupart des crises se jouent de plus en plus de « la mer vers la terre ». Ce dont les français n’ont pas toujours conscience du fait de cette vision notariale qu’ils ont du fait des guerres fratricides européennes. Tous les géostratèges savent que dans l’histoire, les peuples qui se sont imposés sont ceux qui ont dominés les mers et par la même les échanges, qu’ils soient marchands ou culturels.
A priori le premier acte symbolique de la France est celui-là, et quoi qu’en pensent les experts il reste largement crédible et valable pour la prochaine décennie. Et ce quelle que soit la complexité des équations en cours ! Le second acte est bien celui d’un pari sur le renouveau du destin de cette presqu’île européenne. Pourquoi pas, après tout la vie est faite de paris et de renoncements. Néanmoins pour y arriver l’Union Européenne aura à choisir à un moment donné sur quel niveau de sublimation elle jouera son assurance-vie collective. Là est le véritable test de la démonstration de puissance. Elle n’est pas que dans l’affirmation d’un ordre marchand efficace, dans le bon ordonnancement de conseils d’administration de quelques compagnies européennes et dans la transaction financière (autour de bourses qui sont contrôlées par le NYSE.....). Pour le moment les pays de l’Union Européenne ne font défiler sur les Champs Elysées que des unités de parade, pas leurs « pointes de diamant » en envoyant leurs troupes d’élites. Heureusement que quelque part, comme les américains et les britanniques nous avons su conserver ces socles d’expression de puissance avec nos sous-marins, notre porte- avion (avec deux ce serait mieux), sa force d’action navale ainsi que nos capacités de projection de force aéro-maritime (n’oublions pas que nous sommes les seuls avec les américains à avoir l’ensemble de ces capacités). C’est peut-être pour cette raison que nous sommes aussi critique et exigeant les uns par rapport aux autres. Nous sommes en fait mus par les mêmes instincts de puissance : ceux des restes de l’empire pour le couple franco-britannique, de l’exercice de l’imperium pour les américains. Après tout je préfère dans l’immédiat ces restes ou cet exercice à ce que pourraient nous promettre pour le court terme Poutine et ses maffias russes ou les émules de Ben Laden avec leur rêve régressif de califat. Et que dire de ce que nous réservent les nouveaux entrants
chinois et autres absents des réunions de l’actuel G8 qui n’attendent que le moment opportun pour s’imposer définitivement et nous contraindre à adopter d’autres règles de jeu ?
Pour toutes ces raisons il faut conserver la crédibilité de nos socles stratégiques. A ce titre la dimension nucléaire (tant civile que militaire) reste un atout considérable dans notre modeste jeu national. Cela ne doit pas nous empêcher pour autant de jouer toutes les opportunités pour redimensionner notre puissance, en particulier à très court terme sur le pourtour méditerranéen, en sus du noyau dur européen. Néanmoins n’oublions pas que ces socles s’appuient sur l’adhésion d’un peuple à une vision collective et surtout à un destin historique. S’il n’y a pas de partage, voire de fusion entre cette expression et la façon de l’incarner, la stratégie de dissuasion qui assure encore à la France une place dans « la cour des grands» s’effondrera d’elle-même. Tout repose sur cette alchimie particulière et inexplicable qui résulte de la volonté de puissance incarnée par un président face à son peuple et du niveau de confiance que celui-ci lui accorde. Tel est le véritable enjeu de ce moment exceptionnel que l’on appelle dans nos démocraties : la « fête nationale » et qui n’est pas encore totalement dilué dans le maelstrom des messages simplificateurs de la mondialisation.

Xavier Guilhou1 Juillet 2007
1 Président de XAG Conseil et auteur de « Quand la France réagira... » chez Eyrolles- Février 2007
www.xavierguilhou.com
  


G) Limitation des pouvoirs de Wikiberal

En sus de la séparation des pouvoirs, la doctrine libérale classique montre que celle-ci permet d'aboutir à une limitation des pouvoirs. Selon Montesquieu en effet, « pour qu'on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Toutefois, Bertrand de Jouvenel souligne qu'il ne faut pas nécessairement ramener la limitation du Pouvoir au système formel de la séparation des pouvoirs. Ainsi en Angleterre, les soubassements sociaux donnaient leur force réelle aux pouvoirs constitués : le Parlement avait une existence de plusieurs siècles, les pairs (propriétaires terriens) une importance sociale, sans qu'il y ait de séparation des pouvoirs explicitement constituée.

Citations

  • « La démocratie n’a pas pour objet la limitation du pouvoir, mais la désignation de celui qui l’exerce. » (Christian Michel)

Voir aussi


H) État de Wikiberal 

L'État est une collectivité dont la structure est juridique, qui est délimitée par des frontières territoriales et constituée d'institutions lui assurant un pouvoir suprême (la souveraineté).
D'après Max Weber dans Le Savant et le politique, « l'État est une entreprise politique à caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès dans l'application de ses règlements le monopole de la contrainte physique légitime sur un territoire donné », c'est-à-dire qu'il est le seul a pouvoir faire respecter les lois à travers l'armée, la justice et la police. Pierre Lemieux définit de façon assez semblable l'État comme « une organisation qui réclame et, de manière générale, exerce effectivement un monopole ultime de la force à l’égard d’un ensemble déterminé de personnes » (Chaos et Anarchie). Hans-Hermann Hoppe préfère définir l'État comme l'entité qui détient un « monopole de l'arbitrage final ».
L'État est la forme dominante du pouvoir politique mais elle n'est pas universelle. Pierre Clastres a montré qu'il peut exister des sociétés sans État, voire contre l'État : des sociétés primitives (par exemple, les esquimaux) où il n'y a ni hiérarchie des pouvoirs, ni autorité.
Un pays est une désignation géographique. La nation ne se confond pas avec l'État même si elle recouvre souvent l'ensemble de son peuple en Europe de l'Ouest (modèle de l'État-nation). Le gouvernement est l'une des institutions par lesquelles l'État exerce son pouvoir. 
Le concept d'État est issu, pour les États européens et d'Amérique du Nord, de la Cité grecque (la République de Platon), qui fut ensuite développée par Rome.
En France, la fin de l'empire de Charlemagne voit disparaitre l'idée même d'État héritée du droit public romain. En effet la puissance publique, incarnation de la souveraineté (droit de battre monnaie, de lever des impôts, d'entretenir une armée...) est privatisée en étant partagée entre des grands féodaux à qui elle appartient à titre privé. Le concept de pouvoir public perd son sens. Le féodalisme ne prendra fin progressivement à la fin du Moyen-Âge avec la redécouverte du droit romain et la lente montée en puissance du roi de France au détriment des différents seigneurs. L'État est alors progressivement reconstruit. La Révolution et l'Empire parachèvent cette œuvre.
Le développement ultime est mis en œuvre au XXe siècle en URSS pendant 60 ans; suivi d'une régression rapide de la démocratie, l'État soviétique totalement miné, étant devenu incapable de gérer la situation.
On assiste par ailleurs à une contestation du rôle de l'État, avec la montée en puissance de contre-pouvoirs (le capitalisme, le marché, les syndicats, les médias).
En dehors de la tradition occidentale, on ne trouve à proprement parler d'État historique qu'au Japon.

Les différentes fonctions de l'État

Pierre Rosanvallon distingue quatre grandes fonctions de l'État:
Depuis la fin des années 80, l'État perd de son pouvoir pour plusieurs raisons:
  • Il se désengage de l'économie en privatisant les entreprises publiques, la Sécurité Sociale voit son rôle diminuer, la mondialisation augmente la contrainte extérieure et diminue le pouvoir d'intervention de l'État dans l'économie.
  • Il n'intervient plus autant dans la prise de décision publique, il perd son pouvoir « par le haut », avec la construction européenne; et son pouvoir « par le bas », avec la décentralisation.
Pour Daniel Bell, l'État est « trop grand pour gérer les petites choses et trop petit pour les grandes choses ».

Les théories sur l'origine de l'État

Il y a deux théories principales sur l'origine de l'État :
Si la théorie du contrat social semble une construction a posteriori (ce "contrat" étant en fait une fiction juridique), la théorie de l'état prédateur ignore la possibilité d'un état fondé sur un consentement unanime.
Christian Michel (La lutte des classes n'est pas finie) évoque une théorie de l'état prédateur inspirée du marxisme qui expose l'apparition de l'État comme le résultat de l'évolution de la société, liée au passage du nomadisme à l’agriculture :
  • dans un premier temps, les sociétés agricoles mettent sur pied une défense permanente, nécessaire pour se prémunir contre les razzias ;
  • par la suite, cette armée permet aux dirigeants d'asseoir leur pouvoir, d'instaurer des impôts, et de maintenir un « ordre social » favorable à la classe dominante ;
  • enfin la classe dominante use pour affermir son pouvoir d’un autre moyen que la force : l'idéologie, les intellectuels étant presque tous employés de l’État, leurs intérêts se confondent avec ceux des gouvernants.

L'État libéral

La notion d'État « libéral » est celle d'un État minimal dont le rôle se limite à garantir les libertés individuelles et la sécurité des citoyens, sans intervention dans la vie économique et sociale du pays. On est loin de l'État-providence redistributeur ou de l'État prestataire de services (« service public » en situation de monopole) que l'on connaît depuis le XXe siècle. L'État libéral, théorisé en fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, n'a en fait jamais existé, et on ne peut aujourd'hui utiliser cette expression qu'en termes relatifs : tel État est plus ou moins libéral que tel autre.
Karl Popper exprime le point de vue libéral classique concernant l’État par le principe du "rasoir libéral" (inspiré du rasoir d'Occam) : l’État, du fait qu'il est un mal (un mal nécessaire, mais un mal quand même), ne doit jamais étendre ses prérogatives au-delà du strict nécessaire.
Pour les anarcho-capitalistes l'expression d'État libéral est un oxymore, l'État ne pouvant, par définition, être libéral, qu'il s'agisse de démocratie libérale ou d'État minimal.

L'État profond

Le concept d'État profond, présenté par l'universitaire canadien Peter Dale Scott, désigne un « supramonde », un cercle de contacts de haut niveau où se mêlent politique et économie : c'est un capitalisme de connivence ou une ploutocratie agissant dans le secret ("cryptocratie"), principalement par influence (il ne s'agit pas d'un "État dans l'État"). Ce concept, que l'on peut rattacher à la théorie du complot, serait censé expliquer un certain nombre d'"événements profonds" par une stratégie cachée, des opérations clandestines (assassinats, attentats, affaires judiciaires...), tous ces faits étant souvent mal interprétés ou négligés par les médias.

Comment l'État viole le Droit (point de vue libertarien)

Erreur fréquente : "cette organisation n'est pas un État"

A entendre les étatistes, un État ne serait que ce que les "États officiels" reconnaissent. Ainsi l'État islamique (autoproclamé "État islamique en Irak et au Levant" en 2013, dont le succès est un résultat indirect de l’invasion américaine de l’Irak) ne serait pas réellement un État.
En fait, en appliquant la définition wébérienne, toute organisation disposant d'un monopole de la violence sur un territoire donné, et faisant appliquer une conception du droit qui lui est propre (la charia dans le cas de l'État islamique), peut être légitimement qualifiée d'État, qu'elle bénéficie ou non d'une "reconnaissance internationale". Tous les États sont d'ailleurs nés d'une situation de fait (conquête, invasion, guerre, révolte, sécession...), avant que le droit positif finisse par leur accorder un statut officiel d'État.
On peut ainsi parler d'une hypocrisie des "États officiels" à l'égard d'une organisation qui leur est finalement très semblable, l'état de droit (plus ou moins libéral) en moins et la violence d'origine religieuse en plus. La quasi-totalité des États du monde reconnaissent pourtant la Corée du Nord, dictature totalitaire aussi violente que l'État islamique (2 millions de victimes causées par cet État : famines, exécutions, travail forcé dans les camps, etc.). 





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